Texte : Alexandre Metzger - Illustration : Alexandre Metzger - 23 mai 2022

Suspiria (2018)

Ballet de sorcières

Blasphème. Profanation. Offense. Comment est-il possible que quelqu’un ait pu imaginer réaliser un remake de Suspiria? Datant de 1977, cette œuvre à la personnalité tellement marquée est intimement et viscéralement indissociable de son auteur, en l’occurrence Dario Argento, un des maîtres en son temps de l’horreur italienne alors dans sa période la plus faste et furieuse.
Pourtant, en 2008, un réalisateur, italien lui aussi, peu coutumier du genre horrifique, contacte Argento afin de le convaincre de lui céder les droits pour en réaliser un remake. Sûrement peu emballé, ce dernier lui préfère… David Gordon Green, un metteur en scène pas plus spécialiste du genre à ce moment-là. Le futur réalisateur du remake d’Halloween (autre sacrilège? pas si sûr…) ne parvient pas à aboutir son projet, les producteurs se montrant frileux face à cet objet opératique qui s’éloigne trop des sagas à la mode telles que Saw et autres Destinations finales… Le destin sourit finalement à Luca Guadagnino. Le réalisateur à succès de A Bigger Splash et surtout Call me by your Name aura patienté 10 ans pour livrer sa version de Suspiria, dont il déclare que c’est son œuvre la plus personnelle. Interdit aux moins de 16 ans à sa sortie en 2018, c’est un opéra macabre qui se dévoile sur l’écran, une histoire découpée en 6 actes qui suit les pas de l’œuvre d’Argento mais la prend à contrepied sans se faire prier pour finir par s’en écarter de manière audacieuse. A la fois œuvre hommage et rejeton indigne, ce nouveau Suspiria va diviser la critique et le public: 2,6 de moyenne sur allociné, 6,8 sur imdb avec une cote de popularité qui remonte avec le temps. En France, le film dépasse à peine les 33 000 entrées! La digestion est difficile pour certains puristes, mais les années qui passent voient le film être reconnu pour ce qu’il est : un objet filmique dingue, hors du temps et des modes, sublimé par un casting féminin prestigieux et transformiste, par la musique de Thom Yorke et des chorégraphies de danse contemporaine de haut vol.
Situant l’action dans le Berlin des années 1970, Luca Guadagnino insuffle à ce théâtre macabre et bizarre un sous-texte politique et historique qui densifie l’intrigue et se permet des écarts bienvenus; il évite ainsi la question de l’utilité du remake et s’empare littéralement de Suspiria corps et âme…

Fanatico

Italien comme le maître de l’horreur, le jeune cinéphile Luca Guadagnino est marqué par la vision de Suspiria dans son adolescence. Terrifié par le spectacle gore et haut en couleurs de Dario Argento qu’il qualifie d’œuvre d’art, le film ne quittera jamais son esprit. Ses premières réalisations s’orientent pourtant plutôt vers le drame, les rapports humains, et n’augurent pas une carrière dans le genre horrifique. Aux côtés de Paolo Sorrentino, il aurait pu rester un représentant de cette “nouvelle vague italienne” raffinée et reconnue à l’international. Mais il semble que dans les tréfonds de sa mémoire, le souvenir effrayant mais ô combien déterminant des images d’Argento ne l’ait jamais quitté.
Pour sa version de Suspiria, il situe l’action en 1977, année de la sortie du film original, non pas à Fribourg mais à Berlin, délaisse les couleurs vives pour la froideur et l’austérité de l’Allemagne des années de plomb. Insufflant souvent une dimension intellectuelle à ses métrages (certains parleront de prétention), Suspiria ne déroge pas à la règle et se voit doté de nombreuses strates, politiques, religieuses, historiques, psychanalytiques qui confèrent au film autant de degrés de compréhension potentiels que de zones d’ombre à explorer. Il use aussi d’imageries comme les rêves et les cauchemars, de symboliques, navigue entre réalité et paranoïa, entre le passé terrifiant de la deuxième Guerre mondiale pas si lointain et cette période violente de l’Allemagne coupée en deux des années 1970.
Guadagnino aime la langue parlée. On y entend l’allemand bien sûr, l’anglais natal de son héroïne américaine, et le français, langue officielle de la danse. La danse elle-même sert de moyen d’expression. Celui du corps au travers de gestes et de figures qui peuvent être gracieux comme destructeurs. A travers la respiration, les soupirs (suspiria en latin) également. Une des scènes les plus marquantes met en parallèle Susie effectuant une chorégraphie très physique tandis que quelques étages plus bas, une de ses camarades se retrouve totalement désarticulée, brisée, démantibulée. Une prouesse horrifique combinée à la grâce de la danse qui résume à elle seule les intentions tout en contraste de ce “non remake”.
L’école de danse classique d’Argento devient dans cette nouvelle version une compagnie contemporaine dirigée par Mme Blanc, personnage éponyme, procurant une certaine modernité aux personnages, danseuses et professeures, évoluant au sein d’une architecture marquée par le Bauhaus. La danse y occupe en réalité une place bien plus centrale, tous les aspects de la discipline, du simple soupir aux gestes maintes fois travaillés, étant propices à exécuter au choix une forme d’art ou à provoquer un sortilège voire un acte de sorcellerie cruel…

Femmes et matérnité

Le casting du nouveau Suspiria, essentiellement féminin, démontre un éclectisme dans le choix d’actrices de toutes générations. Chloë Grace Moretz, Dakota Johnson (déjà présente dans A Bigger Splash), Ingrid Caven, Mia Goth… et bien sûr Tilda Swinton, dont c’est la quatrième collaboration avec Guadagnino depuis son premier long-métrage de fiction, The Protagonists. Pour l’occasion, elle n’interprète pas moins de trois rôles dans Suspiria, dont deux derrière des maquillages impressionnants qui la rendent méconnaissable! Jessica Harper, l’actrice principale de la version d’Argento, fait une apparition émouvante pour un rôle aussi fugace que précieux. Elle apporte cette touche d’humanité supplémentaire qui rend Suspiria un peu plus légitime. En revanche, Argento est loin de cautionner la vision de Guadagnino, critiquant l’aspect trop arty du film, qu’on peut bien sûr entendre, tant son œuvre est personnelle. Son Suspiria, premier chapitre de la trilogie des Trois Mères (ou des Enfers selon) avec Inferno puis Mother of Tears, reste un de ses plus grands films, mais il n’est lui-même pas parvenu à clore son univers de manière convaincante. Cet univers ultra féminin, codifié de manières multiples (la hiérarchie, la sorcellerie, la pratique artistique…), ouvrait des possibilités étendues. Argento a privilégié l’aspect claustrophobique du lieu, étouffant et comme hors du temps.
Guadagnino pousse l’exploration de ce monde en l’ouvrant un peu plus vers l’extérieur et en faisant intervenir le passé, tout en laissant entrevoir un futur pour cette école. La question de la maternité devient une thématique essentielle, l’origine de Susie étant évoquée à travers plusieurs flashbacks d’abord peu compréhensibles, mais riches de sens. Le rapport conflictuel à sa mère, cet appel vers la vieille Europe qu’elle ressent depuis son plus jeune âge, jusqu’à sa venue effective à Berlin, et enfin son couronnement qui lui donne le droit de vie et de mort, soulignent un parcours choisi et volontaire, à l’opposé total de celui de la Susy d’Argento… C’est assurément là que Guadagnino, fils spirituel indigne, a trouvé une raison de faire naître cet autre Suspiria afin de ne pas en faire un jumeau quelconque…

Suspiria revisité ou Susy Banner vs Susie Bannion

Argento débutait par la venue de Susy Banner (Jessica Harper), la filmant de longues minutes depuis son entrée à l’aéroport de Fribourg dans une lueur rougeoyante jusqu’à son arrivée à l’école, rouge elle aussi. Il plaçait sa fragile héroïne dans un enfer immédiat, sous une pluie diluvienne couverte par la musique étouffante du groupe Goblin. Une introduction mémorable “possédée” par le style inimitable du maître italien. Les éléments déchaînés accueillaient la jeune américaine venue intégrer l’académie de danse la plus prestigieuse d’Europe. Cette atmoshère angoissante et baroque ne laissait pas de répit au spectateur pendant près d’un quart d’heure et finissait par un meurtre des plus inspirés qui pouvait laisser augurer la vision d’un giallo matiné de Fantôme de l’Opéra. Le reste du métrage malmènera le spectateur bien plus encore jusqu’au final paroxystique et salvateur. Saturant sa pellicule de couleurs vives, du rouge, du bleu, du vert (qu’il emprunte à Mario Bava, une de ses influences majeures), mais s’éloignant du giallo pour pénétrer corps et âme dans l’épouvante angoissante et vers l’horreur, il enfermait le spectateur et ses personnages dans un huis clos quasi total. Une expérience sensorielle plus qu’une narration classique de tueur qui lui permit d’expérimenter toutes les folies, visuelles et horrifiques, surréalistes et symboliques. Confrontée à un accueil de la direction de l’école plutôt froid, Susy se sent vite mal à l’aise, et sa naïveté en fera pendant longtemps une victime, comme un personnage principal en marge des évènements. Manipulée par ses hôtes tout au long de son séjour, ce n’est que dans un sursaut qu’elle parviendra à devenir actrice de sa vie, au moment de devoir la sauver ou de périr…
Guadagnino prend une direction visuelle plus réaliste, son univers est plus terne. La musique se veut plus douce, légèrement inquiétante. Au début tout du moins.
Sa Susie est une femme bien plus affirmée, plus forte. La danse contemporaine, moins codifiée dans ses mouvements que le ballet classique, laisse s’exprimer le corps bien plus amplement, plus librement. Dakota Johnson, miraculeusement rescapée de trois fois Cinquante nuances de Grey (soit 150 au total), s’accompagne d’une sensualité à mille lieues de son alter ego du film d’Argento. C’est déjà à travers son personnage principal que le film évite l’inutilité du remake, proposant une variation sur un même thème, par un auteur qui s’inspire d’un autre pour offrir une version d’un tableau à la composition proche mais toute autre dans son traitement. Dans un rythme allant crescendo, c’est dans le chapitre final que Guadagnino se permet une folie sanglante dantesque, surréaliste, grandiloquente, plongeant sa caméra dans un rouge d’une densité inédite. La présence et le destin de Susy (1977) et de Susie (2018) n’ont définitivement pas la même raison d’être.

Fin et suite

La nouvelle Susie vient de loin, non pas pour apprendre la danse, mais pour l’accomplir, la transcender en un enfer chorégraphique. Son dessein terrifiant se formalise en une peinture mouvante de chair et de corps dansant. Les images et la musique étranges de Thom Yorke s’unissent pour un ballet macabre, un opéra infernal de monstruosité et de délicatesse, dont la folie tente d’approcher, voire de dépasser, celle d’Argento. Susie, à la fois radieuse et terrifiante, pourrait à cet instant choisir d’offrir pour les années à venir autant d’espoir que de crainte. Dans la version d’Argento, Susy mettait fin à cette sororité diabolique qui avait sévi depuis longtemps dans la Mutterhaus. Dans ce nouveau Suspiria, Susie incarne le futur de cette institution, elle est la nouvelle représentante auto proclamée venue balayer les temps obscurs de l’Allemagne. On pourrait presque y voir une métaphore cynique de l’Amérique venue sauver l’Europe. Mais en déclamant “Mort à toutes les mères” et “Pourquoi tout le monde croit que le pire est passé?”, le doute est peu permis. Guadagnino nous prédit un avenir sombre à travers son Suspiria, mais quelques éclaircies se laissent entrevoir fort heureusement… Soupir.
D’abord, le réalisateur n’abandonne pas l’horreur, et son film à venir courant 2022, Bones & All, avec Timothée Chalamet au casting, suscite déjà la curiosité. Ensuite, une suite à l’un de ses films est bien annoncée depuis quelques temps, il s’agit de Call me by your Name. Soupir.
Guadagnino avait composé son Suspiria comme la première moitié d’une grande histoire, le désastre au box-office (7 millions de dollars récoltés pour 20 millions de budget) l’a contraint à avorter le projet très vite, alors que des idées avaient déjà été développées avec son scénariste. Le film gagne des adeptes au fil du temps, mais restera sûrement orphelin. Il en résulte que deux Suspiria existent désormais. Deux matrices de deux univers distincts mais indissociables, deux œuvres phénoménales chacune à leur manière. Soupirs…