Phase IV
Le jour des fourmis
C’est assez rare pour être souligné, mais quelques réalisateurs, parfois connus pour d’autres méfaits ou d’autres talents (acteurs, producteurs, écrivains…), n’auront fait qu’un seul film dans leur carrière. Citons Dalton Trumbo avec Johnny s’en va t’en guerre, Charles Laughton avec La Nuit du Chasseur, Marlon Brando pour La Vengeance aux deux Visages… Phase IV est l’unique long-métrage de Saul Bass, connu pour ses talents de graphiste et créateur de génériques de films pour Preminger, Hitchcock, Frankenheimer, Scorcese… Une œuvre qui s’inscrit dans la mouvance alarmiste et consciente des années 70 mais qui, de par son traitement esthétique et thématique, reste définitivement à part.
Documentaire ou fiction ?
Dépourvu de générique introductif, Phase IV démarre par un intertitre discret, “Phase I”. Une voix off accompagne les premières images du film qui montrent l’espace étoilé, des scintillements, des phénomènes magnétiques lointains. Elle nous permet de comprendre, tel un documentaire, quelles sont ces étranges lueurs vives qui nous parviennent depuis le cosmos : on nous affirme qu’elles ne causeront ni cataclysmes ni fin du monde… Comme si Saul Bass voulait d’emblée donner du crédit à son propos et ôter toute confusion possible avec une science-fiction simpliste ou le catastrophisme hollywoodien. Le narrateur est en réalité un des deux scientifiques missionnés sur place, JR Lesko, qui va dévoiler les notes de son confrère biologiste Hubbs, témoin bien avant lui de l’évolution des fourmis en quelques mois. Une entrée en matière proche de certains écrits de H.P. Lovecraft qui usait d’une technique assez similaire pour plonger corps et âme le lecteur dans sa réalité.
Fourmillement d’idées visuelles
De la part de Saul Bass, on s’attend forcément à un travail visuel original, voire inédit. L’artisan n’a pas seulement illustré magnifiquement de nombreux génériques d’ouverture au fil d’expérimentations permanentes, il est surtout parvenu à extraire l’essence même de ces films pour la synthétiser en quelques dizaines de secondes et plonger directement le spectateur dans l’univers qui l’attend. Son travail consistait à la fois à créer de l’animation graphique mais également à filmer des séquences pour traduire ses idées. On peut même souligner que la terrible scène de douche de Psychose est intimement liée à la collaboration entre Hitchcock et Saul Bass : le traitement graphique des plans et le rythme de découpage portent indéniablement la patte du graphiste. C’est pourquoi son passage au long-métrage (entre plusieurs courts-métrages) est comme une forme d’aboutissement naturel d’un passionné de l’image filmée. Et le résultat celui d’un vrai visionnaire. Beaucoup de séquences sont ainsi traitées ou amplifiées par l’usage savant de la couleur, de la surimpression, par le rythme, la musique, les points de vue, la vitesse des images… sans jamais tomber dans l’excès.
Jeu d’échelles
Passant de l’infiniment grand à l’infiniment petit, Phase IV cherche à remettre à sa place tout être vivant, qu’il soit humain ou fourmi. Les deux scientifiques semblent bien minuscules dans leur station-dôme en plein milieu du désert, sur une planète Terre perdue dans l’immensité de l’univers. A l’opposé, les fourmis paraissent gigantesques : filmées en macro, elles envahissent l’écran et sont soudain douées de nouvelles capacités. Par l’association de quelques plans nimbés d’une musique expérimentale voire psychédélique, on parvient à deviner l’étendue de leur potentiel et les ressources dont ces créatures disposent. Comme les singes de 2001: l’Odyssée de l’Espace en leur temps, les fourmis, qui n’en sont qu’à leur première phase de développement, ont acquis une conscience et fait un saut dans l’évolution qui augure un bel avenir pour elles. Les quelques plans en vue subjective amplifient ce sentiment et font parfois froid dans le dos.
L’homme avec un petit h
Déjà dans ses courts-métrages proches du film didactique, empreints parfois de naïveté (The Searching Eye), ou de fantaisie (Why man creates, Oscar en 1969 du meilleur court métrage documentaire), Saul Bass étudie ses contemporains en tant qu’espèce, avec un recul qui pourrait presque faire croire qu’il n’en fait pas partie. Ce qui caractérise ses œuvres, qu’elles soient des affiches imprimées, des génériques ou des films, c’est une passion réelle pour le sujet qu’il va devoir traiter et la forme qu’il va lui donner, le tout dans une quête de poésie. Et un regard, cet œil posé sur l’univers qui l’entoure, le fascine, et sur lui-même en tant qu’artiste toujours en quête d’inspiration, conscient de l’incroyable outil qu’est ce cerveau qui nous anime. Saul Bass donne l’impression de ne jamais être à court de toutes ces idées qui n’attendent que d’être extraites de sa tête. De nombreux sujets apparaissent à maintes reprises dans ses travaux comme autant d’obsessions visuelles : l’œil, le soleil, les quatre éléments, les constructions humaines ou animales, la symétrie, l’asymétrie, les symboles, l’écriture…
Le Monde avec un grand M
Sa volonté de comprendre le Monde et ainsi de le faire comprendre à tous est omniprésente! Phase IV peut alors être perçu comme une mise en garde, un plaidoyer pour prévenir l’espèce humaine de ses agissements toujours plus destructeurs. Depuis de nombreuses années, les plus conscients pointent du doigt la folie de la consommation, de la pollution, de l’irrespect envers le monde végétal et animal. Et dans cette histoire qui nous intéresse, les scientifiques, malgré une étude sur site et une analyse de données à la pointe de la technologie, n’ont comme seule réponse que la destruction de leur ennemi. Destruction qui n’empêche pas des pertes humaines. La guerre est toujours la même, qu’elle soit menée contre les aliens, les fourmis ou face à un virus invisible… Et dans cette fatalité, le film évite toute naïveté ou fantaisie pour rester dans son objectif premier, transmettre un message plus profond qu’à l’accoutumée.
Pourtant, Phase IV surfe en quelque sorte sur la vague des films de terreurs animales et insectoïdes. Depuis les années 50, le cinéma nous a offert des perles telles que Tarantula ! de Jack Arnold, où une arachnide devenait gigantesque, Ssssnake, le Cobra de Bernard L. Kowalski, où l’hybridation homme-serpent était au cœur de tous les problèmes. Sans parler des invasions par milliers d’individus comme les abeilles de Savage Bees, les lapins de Night of the Lepus et autres lombrics de La Nuit des Vers géants et bien sûr Les Oiseaux d’Hitchcock. Des pellicules très recommandables pour certaines, mais dont Saul Bass s’éloigne volontairement afin d’y apporter une dimension toute autre, un degré où la réflexion prime sur le spectaculaire. Seule l’affiche du film, non conçue par Bass et imposée par les producteurs, joue avec les conventions du genre de manière volontairement trompeuse.
4 phases
Au fil du film, la Phase II s’active, puis la Phase III et c’est crescendo que les intentions des fourmis se dévoilent. Leur nombre infini leur permet d’être dévastatrices, meurtrières de manière insidieuse, quasi invisible. Face à l’être humain, dont chaque spécimen a son unicité, son physique propre, sa nature intrinsèque, les fourmis paraissent comme des clones dupliqués par millions. Mais si elles sont chacune fragiles et faibles, elles incarnent en quelque sorte l’immortalité car elles raisonnent en tant que groupe et non en tant qu’individu. Et pour une espèce, cela signifie purement et simplement la survie… Si on peut se permettre un autre parallèle avec 2001: l’Odyssée de l’Espace, c’est ce dérèglement qui a lieu entre les deux entités non humaines. D’une part l’intelligence artificielle qui prend conscience de sa supériorité face à l’humain, d’autre part ces fourmis qui, pour faire face au danger qui menace leur ascension, réagissent de manière toujours plus radicale. L’homme est en réalité une menace pour lui-même et donc pour la Terre entière. L’espoir réside peut-être dans la femme…
La femme avec un f comme fourmi
Une figure féminine « s’invite » dans la station. Elément perturbateur pour les deux savants mais peut-être bel et bien salvateur dans le sens où elle représente une alternative à l’homme en tant que tel, tout du moins du point de vue des fourmis. La sensibilité et la gentillesse que dégage Kendra détonnent avec la suffisance et la violence du sexe opposé. Les hyménoptères semblent lui porter de l’intérêt. Verraient-ils en elle une raison de donner une chance à l’espèce homo-sapiens ? Une très belle scène tout en sensualité nous est offerte, qui voit une fourmi parcourir le corps de la jeune fille, comme pour l’étudier. Les deux créatures s’observent sans animosité aucune. Tandis que les fourmis obéissent à une reine, c’est tout le contraire pour l’Homme, qui a depuis longtemps oublié qu’il doit entre autre la vie à une Femme, et que tout intelligent et évolué qu’il soit, ses instincts primaires de prédateur guerrier ont vite fait de reprendre le dessus. Le salut de l’humanité tient peut-être dans la capacité des fourmis à déceler ce qu’il y a de meilleur en elle, l’essence d’une espèce qui s’est depuis longtemps éloignée de la Nature et de sa propre nature.
This is the ants…
Si la fin officielle du film que l’on connaît clôture l’histoire avec suffisamment d’originalité et de mystère, on ne peut que constater que celle réellement souhaitée par Saul Bass constituait une apothéose tout autre. Fulgurance d’effets visuels, d’imageries bizarres et symboliques, c’est une fin (jamais deux sans trois) plus proche de 2001 par les ouvertures et l’implication émotionnelle qu’elle nous offre. Un chant du cygne surréaliste pour l’être humain ou au contraire une nouvelle genèse ? Ce déluge d’images et de musiques nous emporte encore plus loin (trop loin?) dans un monde connu et pourtant nouveau, un univers sans dimension propre, sans gravité ni pesanteur. Une fin qui pourrait se conclure par des lignes écrites par Lovecraft, encore lui : […] notre race humaine n’est qu’un incident trivial dans l’histoire de la création : l’humanité est peut être une erreur, une excroissance anormale, une maladie du système de la Nature.
La phase IV peut commencer…