Titane
Chair chromée
En 2017, Julia Ducournau, en livrant son premier long-métrage Grave, radical et maîtrisé, se plaçait comme une potentielle leader d’une nouvelle vague fantastique française. Son cinéma affichait de l’audace autant dans son sujet que dans sa forme et ses intentions assumées jusqu’au bout. Le succès de Grave, tant critique que public, a récompensé la personnalité affirmée de son autrice. Quatre ans ont passé. Quatre ans à écrire, réécrire, densifier, intellectualiser, tailler, polir, humaniser, déstructurer un projet encore une fois extrême dans son genre. En offrant Titane en exclusivité cannoise, le 14 juillet 2021, on aurait pu craindre de la part de la scénariste et réalisatrice un film de festival prétentieux, un résultat en demi-teinte, un pas vers la « maturité » qui en a assagi plus d’un par le passé. Il n’en est rien. Titane est un nouvel espoir dans le renouveau du genre qui tarde à se concrétiser en France, une vague huileuse qui tache, un grain de sable qui fait grincer des dents. Rugueux à souhait, magnétique, charnel et empli autant d’amour que de mort, l’histoire d’Alexia vous emportera là où vous ne voulez pas aller…
2017-2021
Dans ce laps de temps qui sépare Grave et Titane, on a pu constater effectivement qu’une vague de films de genre fantastique et même de science-fiction made in France infiltrait doucement les salles de cinéma et les plateformes. C’est ainsi qu’en 2021, La Nuée, Méandres, The Deep House, Teddy, Oxygène… ont confirmé l’engouement de producteurs pour ce genre mal-aimé dans l’hexagone. Pour certains de ces titres, il s’agit de longs métrages tout à fait regardables. Pour d’autres, du déjà vu et revu, voire des ratages complets. Nos auteurs ont souvent du mal à assumer une simplicité de propos, à affirmer une idée forte sans la saupoudrer de concepts annexes qui polluent plus qu’ils ne renforcent l’œuvre. Certains d’entre eux s’obligent à inscrire leur film dans un contexte social, de l’intellectualiser maladroitement ou de jouer la carte du twist nonsensique. C’est un écueil que Julia Ducournau évite remarquablement avec Titane, dosant pourtant son film de thématiques nombreuses et d’intentions multiples sans tomber dans l’explication de texte ou la moralisation. Son cinéma est certes outrancier par moment, on sent qu’elle aime jouer avec le spectateur et gratter là où ça fait mal, mais ce qu’elle parvient à provoquer comme émotions, charnelles, physiques, viscérales, en fait une expérience unique, une identité. Et l’identité, c’est clairement ce qui manque à bon nombre de longs-métrages, toutes nationalités confondues.
Bonne élève
Certes, Julia Ducournau a l’art de ne pas plaire à tout le monde. Parisienne ravissante qui s’exprime de manière habile et pertinente, elle semble avoir tout pour elle. Ses parents médecins cinéphiles ont accouché d’une surdouée passionnée de lecture et d’écriture, avec un attrait précoce pour l’horreur. Diplômée de manière démesurée en lettres, en langue anglaise et de la Femis, elle passe par la case courts-métrages avec brio : Junior lui procure son premier prix à Cannes. Son premier long, Grave, est récompensé par la semaine de la critique tout en remportant le Grand Prix au Festival de Gérardmer et l’Octopus d’or du meilleur long-métrage fantastique international au Festival Européen du Film fantastique de Strasbourg, mais aucun César, n’exagérons rien ! C’est toute la contradiction de la famille du cinéma hexagonal : le fantastique à la française est toléré et récompensé tant qu’il s’agit de courts-métrages ou de sections parallèles. Seuls les festivals spécialisés savent souvent reconnaître les nouveaux talents dès leur prime genèse. C’est un peu être mauvaise langue tout de même car il faut admettre que Cannes 2021 a réussi à nous surprendre. Le film « monstrueux » remporte effrontément la Palme d’Or. Une bonne partie de la critique a rongé son frein, certains considérant Titane comme du « Cronenberg pour les nuls ». L’unanimité aurait été inquiétante dans ce cas précis…
Trafic d’influences ?
Pourtant, du film Crash, Titane n’est qu’un lointain reflet dans le rétroviseur, une influence digérée qui imprègne légèrement en surface les images de Julia Ducournau. On pourra tout au plus parler de filiation. Visuellement, Titane peut aussi faire penser à Gaspar Noé ou Nicolas Winding Refn, mais tout artiste, qu’il soit peintre, musicien ou cinéaste, fait d’abord ses gammes sur ses prédécesseurs avant de pouvoir complètement dévoiler son univers personnel. C’est tout le plaisir que l’on prend à découvrir une œuvre en pleine mutation, à se risquer au visionnage de créations de « jeunesse », sans savoir ce qu’il adviendra de son évolution. Cette réalisatrice impressionne par sa pertinence en interview et en masterclass. Elle semble à la fois maîtriser ses intentions, techniquement et narrativement, tout en doutant de ses choix, dans une quête de vérité, d’essence pure. Amoureuse de Cronenberg, fan de cinéma coréen, de Carpenter, d’Edgar Poe, du Haute Tension d’Alexandre Aja, Julia Ducournau connaît son sujet et là aussi affirme une cinéphilie bien aiguisée, hissant Massacre à la Tronçonneuse au panthéon de ses films favoris, tous genres confondus.
Elle partage avec ces modèles une qualité indéniable, celle d’inscrire son œuvre dans son époque, diluant sans fard des thématiques délicates voire taboues en les assumant totalement. Grave traitait de cannibalisme sur fond de végétarisme, dans une communauté d’étudiants vétérinaires adeptes du bizutage tordu, tout en restant dans une démarche naturaliste, privilégiant la sensation physique plutôt que la psychologie. Titane évoque des sujets contemporains comme le mélange des genres, l’hybridation, la violence, la quête d’identité, la famille, toujours sans lourdeur, tout en surface et en rugosité. Si influences il y a, elles ont forgé une cinéaste qui a déjà trouvé une singularité, et dont on perçoit déjà une cohérence au sein de son œuvre. Cohérence assurée en s’entourant d’une famille de techniciens fidèles (directeur photo, monteur, effets spéciaux…) sur les deux longs-métrages voire depuis ses premiers courts, et incarnée par Garance Marillier, âgée d’à peine douze ans dans Junior en 2010!
Imperfection
Titane sent l’essence mais bien plus encore la liberté. Sa structure globale est bancale de par sa volonté de provoquer coûte que coûte des sorties de route, de dépasser la notion de genre, mais tient debout grâce à un équilibre permanent, partant d’un premier acte de violence folle pour parvenir à un flot de sentiments et d’amour pur. Julia Ducournau met en images des désirs, des fantasmes, sans jamais quitter sa vision première et la métamorphose de ses personnages d’un extrême à un autre. Plan séquence, couleurs saturées, chorégraphies, la réalisatrice sculpte son ouvrage à partir de pièces détachées, tel un Frankenstein se servant des corps pour construire et épaissir ses personnages, et ose affronter son œuvre monstre en pleine gestation sans jamais se laisser dépasser par elle. La star Vincent Lindon impressionne par sa transformation musclée pour son rôle de pompier, le bien nommé Vincent. L’inconnue Agathe Rousselle dévoile un potentiel tant physique que magnétique dans le rôle d’Alexia. Tous deux nous entraînent dans leur histoire improbable en se cognant, s’effondrant, se relevant, et opèrent une transformation radicale, chacun à sa manière.
Mythologie moderne
Alexia arbore sans honte sa cicatrice enfantine, comme une marque de fabrique qui symbolise en quelque sorte une personnalité, une fierté d’être unique en son genre. Spécimen humain modifié par la science, elle s’est transformée en un prédateur monstrueux qui assassine sans scrupule homme ou femme qui croise son chemin, guidée par sa propre nature. Comme un Dieu, comme un Titan, elle s’octroie un pouvoir de vie ou de mort. Vincent cache ses blessures profondes derrière une carapace herculéenne, décidant de faire ressusciter son enfant perdu. Au sein de la caserne des pompiers, tout va devenir possible : le pardon, la rédemption, la création…
Dans son discours puissant à Cannes, Julia Ducournau, Palme d’Or en mains, décrit son film comme imparfait, dans un refus de la normativité. Une bien belle intention de refuser le formatage et de garder son âme intacte ? Le Festival a su maintes fois prouver sa modernité, en récompensant des œuvres hybrides comme Sailor et Lula, Pulp Fiction ou plus récemment Parasite. La famille du cinéma a ouvert en grand les portes de la consécration à Julia Ducournau. Souhaitons lui un avenir des plus radieux dans son exploration ténébreuse de l’être humain et de construire ses futurs monstres sur des routes toujours sinueuses. Son parcours déjà bien balisé risque de la faire passer un jour par Hollywood, mais comme un Verhoeven en son temps, elle pourrait emporter avec elle suffisamment de fraîcheur et d’impertinence pour imposer sa chair et son sang.