Abuela
Trop vieille pour mourir
En ce début de printemps 2022, il faut avouer que les propositions en termes de films d’horreur originaux depuis le début de l’année ne sont pas légion au cinéma. Depuis la résurrection de la franchise Scream qui n’a pas attiré les foules de manière convaincante, rien de sérieux à se mettre sous le dentier. Afin de satisfaire sa soif de sang ou de peur, Abuela paraît presque être une dose de consolation que tout amateur en manque d’émotion forte se sent forcé d’aller voir. Ne serait-ce que pour motiver les distributeurs de films à continuer à sortir des œuvres horrifiques dans les salles obscures plutôt que de tout miser sur les plateformes.
Il faut dire que les espagnols Paco Plaza et Jaume Balageró, déjà reconnus chacun pour quelques œuvres de bonnes factures au début des années 2000, avaient marqué les esprits en s’associant pour le found footage [REC], puis exploité le filon jusqu’à épuisement. Depuis, ni l’un ni l’autre n’avait su confirmer un statut de maître de la peur et leurs derniers efforts ne se démarquaient guère des autres productions de genre.
C’est avec une certaine appréhension que l’on pouvait donc envisager le nouveau Paco Plaza, mais ce serait déplacé de considérer Abuela comme un vulgaire palliatif: le spectacle qui nous est offert est bien plus intéressant que ce que laisse sous-entendre une bande-annonce aux effets somme toute grandiloquents.
Prix du Jury à Gérardmer, le film de Paco Plaza est un bel exemple de sobriété, qui élude les effets faciles et mise bien plus sur le talent de ses deux actrices principales et des thématiques fortes pour nous confronter à nos propres peurs (la vieillesse, la dépendance, la beauté…). Bienvenue dans l’intimité de Pilar, une grand-mère pas comme les autres…
Ibérie, fais-moi peur
Si le cinéma espagnol a eu sa période glorieuse autour des années 2000 avec des réalisateurs comme Alejandro Amenábar (Les Autres), Alex de la Iglesia (Le Jour de la Bête), Jaume Balageró (Fragile), Paco Plaza s’est essentiellement distingué avec la série des [REC], dotée de deux premiers opus très efficaces, avant de sombrer dans le travers des séquelles sans intérêt. Il lui faudra cinq ans avant de renouer avec un nouveau long-métrage original, Verónica, puis Eye for an eye, sorti, lui, directement en VOD, loin d’être des cartons. Abuela (la grand-mère en espagnol), d’une facture sobre et classique, est en réalité le film d’un vétéran dans le bon sens du terme. Celui d’un cinéaste qui a accumulé suffisamment de maturité et d’expérience pour choisir la voie de l’épure, diluant juste ce qu’il faut d’images marquantes et de malaise, entre réalisme cru et fantastique subtilement amené. Ne cherchant pas de prétexte gratuit à faire peur pour la peur, il utilise la relation de ses deux personnages principaux et l’environnement dans lequel elles évoluent pour sous-entendre d’abord des choses, puis peu à peu les rendre concrètes et nous transporter dans une folie sourde.
Unhappy birthday
Susana (Almudena Amor), une jeune mannequin espagnole de 25 ans (une vieille pour les stylistes), vit et travaille à Paris. Elle appelle régulièrement sa grand-mère Pilar (Vera Valdez), qui l’a élevée suite à la mort de ses parents dans un terrible accident alors qu’elle était toute jeune. A l’approche de leur anniversaire commun, et sur le point de décrocher un contrat important pour un créateur, Susanna l’informe avec regret qu’elle ne pourra venir le fêter à ses côtés à Madrid. Malheureusement, la vieille dame de plus de 80 ans est victime d’une attaque et se retrouve à l’hôpital, pour en sortir totalement dépendante, elle qui quelques jours auparavant semblait encore pimpante. Susana annule aussitôt ses obligations et s’empresse de rejoindre sa chère grand-mère, refusant qu’elle soit placée dans une maison de repos. Elle décide de s’occuper d’elle dans l’appartement où elle a grandi avec Pilar, le temps de trouver une aide à domicile qui pourra la relayer. Le quotidien avec sa grand-mère promet d’être difficile. Celle-ci étant quasi paralysée, elle ne peut pas s’exprimer verbalement, et encore moins effectuer les gestes les plus simples.
Aide à domicile
Si l’on exclut une scène d’introduction qui sème autant le malaise que le questionnement, Abuela s’engage dans la voie du film réaliste et pourrait traiter de la vieillesse et de la dépendance des aînés dans la société de manière presque documentaire. Susana, en décidant de venir auprès de sa grand-mère pour lui apporter son aide, montre une bienveillance et une abnégation qui transcendent ses propres intérêts carriéristes. Évoluant dans le milieu de la mode où le paraître et l’éphémère règnent en maître, c’est tout naturellement qu’elle va rejoindre celle qui a pris soin d’elle depuis sa tendre enfance. C’est à son tour d’habiller, de nourrir, de laver Pilar. Des scènes qui dévoilent avec pudeur des moments intimes, de démence ou de gêne, dans lesquelles le corps flétri de la vieille dame tout comme son esprit sont mis à nu. Le film aborde des thèmes sans trop les appuyer qui confèrent autant de nuances palpables à Abuela et l’enrichissent à des degrés divers: la confrontation de deux âges, la disponibilité que l’on peut octroyer aux anciens, la fin de vie, les souvenirs enfouis, la maladie… Susana redécouvre après des années cet intérieur qu’elle à tant connu, mais trouve en sa grand-mère une inconnue, comme un mur incapable de lui renvoyer son amour ou la moindre émotion. Ce huis-clos devient vite étouffant et même angoissant lorsque Susana se retrouvera confrontée à des situations étranges.
Duo de beautés
Le choix de Vera Valdez est d’autant plus pertinent que cette ancienne mannequin et protégée de Gabrielle Chanel dans les années 1950 est un symbole de beauté et de liberté. Née en 1936, d’origine brésilienne, elle a porté et incarné en son temps, et même après 70 ans, la mode la plus somptueuse. Également actrice de théâtre et de cinéma, elle semble avoir eu plusieurs vies (plusieurs fois mère, plusieurs fois épouse, elle a aussi été emprisonnée pour des histoires sombres…) et porte en elle le poids des ans, des excès et des soirées parisiennes. Dans le rôle de Pilar, elle entre dans la peau d’une vieille dame fragile, que le temps a rattrapé et qui n’est plus qu’un fardeau pour la société. Mais derrière cette carapace défraîchie, il reste une flamme bien vivace qui cache d’inquiétants secrets…
Face à elle, l’actrice Almudena Amor, plutôt nouvelle dans le métier, lui renvoie un reflet forcément contrasté. Du haut de ses 25 ans, son personnage est une icône de beauté qui a toute la vie devant elle. Son rôle soudainement improvisé d’aide à domicile pour sa grand-mère la replonge dans une réalité qui contraste elle aussi avec le monde parisien dans lequel elle gravite. Mais elle montre une aisance étonnante et on sent qu’elle s’investit sans rechigner dans les tâches les plus ingrates.
Lorsqu’elle est confrontée, d’une part, à des phénomènes inexplicables, et d’autre part à des souvenirs qu’elle avait totalement occultés, Susana est peu à peu dépassée par la situation. Pilar, au sein de ce vieil intérieur, devient par instants une figure fantomatique qui se comporte de manière étrange, semblant capable de se mouvoir aisément. A d’autres moments elle effectue des gestes et des actes qu’on pourrait associer à de la folie ou à de la sorcellerie, tant elle semble possédée par une force intérieure. Est-ce Susana qui perd la raison ou bel et bien Pilar qui dévoile une autre personnalité?
Fin de vie
Paco Plaza n’oublie pas l’aspect fantastique voire horrifique avec Abuela et poursuit son cheminement à petits pas pour atteindre un climax tout en douceur, sans effets poussifs, bouclant la boucle avec la scène d’introduction qui nous avait laissés seuls avec nos questionnements. Le temps de [REC] semble bien loin et c’est tant mieux. Cette œuvre de jeunesse conserve sa force, sa nervosité et son style vidéo colle toujours parfaitement à son intention. Une intention nullement comparable à Abuela, qui ne contentera sans doute pas les amateurs de sensations (jamais assez) fortes, mais devrait plaire à ceux qui préfèrent la force tranquille d’une histoire bien construite à la fougue d’une production horrifique destinée à rassasier l’appétit des adolescents à même titre que le pop-corn…