Deux Hommes en fuite
La mort aux trousses
Le titre français du film ne ment pas. De la première à la dernière minute de ce film de Joseph Losey (The Servant, Mr Klein…), Ansell et MacConnachie sont en fuite et tentent d’échapper à un hélicoptère noir des plus menaçants. Les premières images montrent les deux hommes courir à toute vitesse sur une plage magnifique, les poings liés dans le dos. Figures in a Landscape, le titre anglais, n’est pas trompeur lui non plus. Dans leur course effrénée, des paysages se succèdent. Pendant près d’une demi-heure, on ne comprendra pas qui sont ces hommes, ni leurs poursuivants. Eux non plus ne savent rien l’un de l’autre. Ces fugitifs ne sont ni amis, ni complices. Deux personnages que tout semble opposer. Ils restent simplement ensemble, machinalement, comme deux êtres de la même espèce guidés par le même instinct de survie. Joseph Losey livre une fable moderne dans laquelle deux humains sont pourchassés comme des animaux et où aucune aide ne sera proposée au spectateur pour lui livrer une quelconque morale rassurante.
Buddy movie
Ansell est un jeune homme à la vingtaine à peine entamée. Il paraît fragile, désemparé par cette aventure insensée qu’il n’a pas l’air d’avoir choisie. MacConnachie est un dur, un quarantenaire qui en a vu d’autres, une force de la nature affirmant sa virilité dès que l’occasion se présente, à grands coups d’humiliations et de “vous les jeunes…”. Robert Shaw, scénariste du film et totalement investi, incarne le vieux bourru donneur de leçons. Il prend plaisir à se moquer de son jeune compagnon d’infortune qui pourrait être son fils et qu’il juge tout juste sorti des jupons de sa mère. Fort en gueule et tout en muscles, il dévoile pourtant rapidement certaines faiblesses, intellectuelles notamment, tandis que le jeune garçon, fragile de prime abord, saura montrer des élans de courage et se montrer téméraire. Lui, c’est Malcolm McDowell. Forcé de dépasser son tempérament de victime, il n’aura d’autre choix que de s’endurcir face à cette figure paternelle archaïque, capable de tuer pour survivre. Mais tous deux ont simplement besoin momentanément l’un de l’autre.
Troisième personnage
A leurs trousses, l’hélicoptère ressemble à un oiseau de métal les traquant sans répit, s’amusant avec ses proies autant qu’il les menace. Infatigable, il est particulièrement vif, capable de mouvements rapides comme un félin, narguant les deux hommes sans les tuer, comme pour prolonger un plaisir certain. Un troisième personnage, une menace mécanique de bruit et de fureur, trois ans avant le camion terrifiant de Duel (Steven Spielberg), piloté lui aussi par une silhouette dont on ne verra jamais le visage. Joseph Losey (The Servant, Monsieur Klein…) nous livre des séquences impressionnantes filmées à bord de l’engin volant ou depuis le sol.
Cette menace sombre plane au-dessus d’eux sans leur accorder le repos. Parfois loin parfois proche, il semble hésiter entre les exterminer froidement ou s’amuser un temps avec eux. La faucheuse des temps modernes? Losey nous transporte d’un lieu à un autre sans jamais nous perdre. La topographie des lieux est une leçon de limpidité et de fluidité. Vus du ciel, les deux hommes sont comme deux fourmis identiques, apeurées et fuyant la mort. Au niveau du sol, Ansell et MacConnachie sont pourtant deux êtres bien singuliers, dont la fragile entente se transforme peu à peu en une vraie complicité.
Fable moderne
Qu’ont fait ces hommes pour se retrouver tous deux en fuite? On n’en saura rien ou très peu. Liés, ou plutôt ligotés par ce destin commun, un rapport de fils et de père pourrait presque émerger de cette relation. Le fossé générationnel manifeste illustre de manière assez juste la fin des années 1960 qui a vu se lever une jeunesse ivre de nouvelles expériences, avec une soif de vivre une autre vie que celle de ses parents. C’est une véritable fable à laquelle on assiste, mettant en scène deux personnages bien typés. La force brute face à l’intelligence, la raison opposée à l’audace, le passé affrontant l’avenir. A l’inverse de La Fontaine, nos deux fugitifs apprendront à se faire confiance et même à s’apprécier. On n’en saura que peu du passé et des motivations de chacun, mais juste assez pour les accompagner dans leur périple, craignant pour leurs vies, rêvant qu’ils atteignent leur objectif commun, les montagnes aux sommets enneigés. Le parcours est long et sinueux, mais il faut aller vite. Si le hasard les a réunis, se rapprocher du ciel semble être leur unique salut.
Fuite en avant
Le roman de Barry England, dont le film s’inspire, situait son action au Vietnam, pays encore en guerre au moment du tournage. Ici, c’est dans des contrées indéterminées que Losey place son histoire. Cela pourrait être les Etats-Unis, l’Australie, le Mexique. C’est en Espagne que le film a été tourné en réalité mais l’intention du réalisateur est bien celle-ci: ne donner que peu de ficelles, le moins d’informations inutiles pour se focaliser sur l’essence de son histoire qu’il a remaniée afin de la rendre universelle. Chacun peut se reconnaître dans ces deux figures, comme si l’on était tous amené à fuir un jour quelque chose ou quelqu’un… Losey se souvient assurément d’avoir dû quitter son pays, les Etats-Unis, en raison de son investissement dans le parti communiste. Dans les rares occasions où l’un ou l’autre se dévoilent, MacConnachie évoquera sa femme, défigurée par un chien, ses deux filles. Ansell parlera longuement de ses nombreuses conquêtes féminines, navrant son aîné à l’évocation de cette “débauche”, occasionnant quelques scènes de comédie au cœur de ce drame survivaliste. Losey n’en dira pas plus, nous laissant deviner, imaginer ce que ses personnages ont pu commettre comme crime. Un léger répit avant la tempête.
Guerre totale
Ce qui ressemblait jusqu’à présent à un jeu du chat et de la souris se muera en un combat sans merci. De survival teinté de western, Deux Hommes en fuite se transforme en film de guerre. Avec le renfort de l’armée, un véritable champ de bataille dans un champ de culture s’opérera, comme une solution finale mettant en œuvre des moyens colossaux. Un troisième acte illustrant la folie humaine, la capacité de destruction et la démesure des moyens employés. Alors que les deux compagnons gagnent en hauteur (et en profondeur), la folie semble les guetter eux aussi, accablés par la fatigue et la faim. Robert Shaw nous gratifie d’un monologue généreux dans un plan séquence mémorable où il montre toute l’étendue de son jeu d’acteur, révélant une tendresse et un talent de conteur évident. A l’approche du sommet et de la neige tant convoités, le film frôlera même la science-fiction. La blancheur des cimes, frontière surveillée par des militaires de nationalité indéterminée, donne des airs presque lunaires au lieu. Le dernier duel prendra des airs surréalistes. Seule la mort pourra mettre un terme à cette poursuite interminable. MacConnachie, pourtant parvenu avec son ami à destination, ne pourra s’empêcher d’affronter la bête noire d’acier, comme pour mettre fin à ce cauchemar. L’homme blessé par la vie décide en quelque sorte de quitter ce monde où plus rien ne le retient. Sa mission étant accomplie, sauver Ansell. Le jeune homme se retrouve symboliquement orphelin, mais sain et sauf. Tandis que deux ans plus tard, Malcolm McDowell jouera un terrible prédateur en incarnant Alex dans Orange Mécanique, Robert Shaw affrontera, avec son personnage de Quint dans Les Dents de la Mer, un prédateur non moins terrifiant, un requin blanc.