Texte : Alexandre Metzger - 30 juillet 2022

Faux-Semblants

Apparences trompeuses

Basé sur un roman (Twins, de Bari Wood et Jack Geasland, paru en 1977), le film Faux-Semblants succède à La Mouche, sorti deux ans plus tôt, une réussite à la fois publique et commerciale pour David Cronenberg. D’abord intitulé Gemini, puis Twins, il est rebaptisé Dead Ringers (en VO) sur demande d’Ivan Reitman qui souhaite utiliser ce titre (producteur de Rage et Frissons, l’ami Ivan mérite bien cette concession pour sa prochaine comédie à venir quelques mois plus tard avec Arnold Schwarzenegger et Danny de Vito). Alors que l’on pouvait craindre que Cronenberg prenne goût au succès et édulcore ses projets suivants pour les rendre plus mainstream, il n’en est rien. Son horreur devient certes plus clinique, moins sanglante, mais elle n’en demeure pas moins organique et cérébrale. Le thème de la gémellité offre au réalisateur des thématiques forcément intéressantes sur bien des aspects, mais peut être très vite un gouffre de clichés. Des écueils que Cronenberg sait éviter adroitement, rendant cette relation particulière terriblement subtile, alimentée de non-dits, de jeux de regard, grâce notamment à la qualité de jeu de Jeremy Irons dans un double rôle. Geneviève Bujold, actrice discrète et intense à la fois, donne la réplique au duo gémellaire. Génétiquement identiques, les frères Mantle commencent très jeunes à développer une passion commune pour les sciences et, de manière précoce, une obsession pour l’appareil génital féminin. En quelques séquences post générique, Cronenberg nous dresse le portrait de ces surdoués à trois âges: adolescents, étudiants, et enfin brillants chirurgiens gynécologiques, inséparables jusque-là. C’est cette dernière période que le film relate, qui va voir le destin tout tracé des jumeaux totalement chamboulé par l’intrusion d’une tierce personne une femme…

Paire et Impairs

Les jumeaux monozygotes Mantle semblent avoir vécu leur vie sans se quitter. Depuis leur enfance où ils découvraient l’anatomie, en passant par leurs études où ils se spécialisent dans la gynécologie et inventent même un outil révolutionnaire qui fera leur renommée, les deux frères sont inséparables, forgeant leurs identités de manière complice et complémentaire. A l’approche de la quarantaine, ces chirurgiens accomplis ont acquis une notoriété solide à travers leur clinique en “réparant” des femmes souffrant d’anomalies ou de malformations utérines qui leur ôte tout espoir de maternité. Leurs caractères respectifs se sont affirmés avec le temps. Beverly est passionné par la recherche, préférant rester dans l’ombre, loin de la foule. Elliot, lui, aime la lumière, les dîners mondains et participer à des conférences en leurs deux noms. Un jour, Claire Niveau, une célèbre actrice, se rend à leur cabinet afin d’être examinée. Cette rencontre va d’abord hautement susciter la curiosité du duo d’un point de vue médical: la patiente est trifidée tubaire, ce qui signifie que son utérus comporte trois cols. La jeune femme est un spécimen rare de mutation génétique et ne peut qu’exciter leur curiosité. Comme à son habitude, Elliot va séduire la jeune femme et, comme à son habitude, il va la céder à son frère. Seulement voilà, la jeune femme ignore qu’il y a deux docteurs Mantle. Beverly, pour la première fois, va sentir une réelle connexion avec une femme, et cette attirance initialement motivée par son originalité utérine va se transformer en un véritable amour. Ce sentiment inattendu et imprévisible va bouleverser l’univers des Mantle.
Claire est-elle un élément perturbateur ou plutôt révélateur de la relation particulière et du malaise insidieux unissant les deux frères? Elliot, voit chez elle une volonté d’instrumentaliser son frère et va la considérer comme un danger menaçant de briser les liens fraternels, tandis que Beverly va pour la première fois tenir tête à son jumeau. Claire pourrait être la possibilité de couper le cordon…

Le faux du vrai

Les jumeaux Mantle sont-ils à ce point-là ressemblants? Physiquement, rien ne les distingue. Incarnés par l’unique Jeremy Irons (William Hurt était d’abord pressenti pour le rôle, et même Robert De Niro!), la subtilité de son jeu permet de les différencier d’abord très subtilement (intonation de la voix, clignement des yeux, posture…), puis, lorsque les angoisses de Beverly font surface, on ressent de manière claire que l’un a toujours dominé l’autre, et que psychiquement, ils sont très opposés. La fragilité de Beverly, exacerbée par une sensibilité à fleur de peau, contraste avec l’assurance naturelle et séductrice d’Elliot, et s’apparente à une dépendance envers son frère. Mais cette dépendance est en réalité mutuelle. Beverly semble prêt à s’émanciper de son jumeau pour vivre avec Claire mais craint sa réaction. En réalité Elliot est tout autant attaché à son frère mais s’en cache bien plus aisément. Il sait qu’il est depuis toujours une béquille pour Beverly mais n’imagine pas une vie sans son frère, car il accède à beaucoup de choses à travers lui, par procuration peut-on dire, comme par exemple à des émotions qu’il est incapable de ressentir lui-même: l’amour, la peine, le manque. De plus, Elliot a bâti sa carrière sur les brillants travaux de recherche de son frère. Cette complémentarité s’est petit à petit muée en une relation hautement toxique. Le comportement de l’un peut ternir leur réputation à tous les deux, et si l’un échoue, ce sont bien tous deux qui coulent comme un seul homme. S’il dégage une grande froideur, Elliot sait se montrer très attentionné lorsque son frère entame sa descente aux enfers, même si c’est une nouvelle occasion pour lui, consciente ou non, de garder le contrôle. La saga Mantle comme ils l’appellent. Mantle signifie manteau en anglais. Un nom opportun pour cette enveloppe charnelle commune aux deux êtres pourtant bien différents intrinsèquement. Un lien évident relie ces frères inséparables, et chacun a besoin de l’autre à sa façon.

Addictions et création

Beverly bascule dans de nouvelles dépendances en fréquentant Claire. Affective d’abord, médicamenteuse ensuite. Sa personnalité fragile et ses angoisses contenues l’amène à absorber des cachets dont il ne peut plus se passer. Ses troubles divers (insomnies, douleurs…) se régulent difficilement et l’entraînent à augmenter de plus en plus les doses. Ces tendances pour l’excès le conduisent vers des moments d’anxiété ravageurs, suivis par un état de manque provoquant des crises de paranoïa.
Elliot se voit contraint de le prendre en charge pour tenter de le désintoxiquer. Dans un premier temps, Beverly replonge dans la gynécologie de manière passionnée. Mais la réalité s’avère bien trop fade. Il invente des instruments plus étranges les uns que les autres, destinés à une clientèle mutante que son esprit semble voir proliférer à la clinique. Alors que 30 ans plus tard, dans son film Les Crimes du Futur, Cronenberg imaginera les organes humains mutants devenir des sujets d’exposition, des performances de body art, dans Faux-semblants, le créateur Beverly refuse qu’on parle d’art mais de médecine. Pourtant, l’inventivité qu’il exprime dans ces appareils chirurgicaux traduit un esprit artistique, dérangé certes, aidé par la reprise de pilules en tout genre qui altèrent un peu plus sa perception. Beverly s’enferme dans un monde qu’il a créé de toutes pièces, où les femmes d’apparence normale sont toutes des mutantes à l’intérieur. Pour pouvoir l’aider et le comprendre, Elliot estime devoir atteindre une sorte de symbiose, et ingurgite à son tour les mêmes substances. Peu à peu, ils retrouvent leur unité, leur unicité, celles de leur enfance où ils se suffisaient à eux-mêmes. Et un peu plus loin encore dans le passé, il y a cet état précédant la naissance, cet acte médicalisé qui les séparera et qu’il serait si bon de retrouver. Le dernier acte ne laisse entrevoir aucune échappatoire pour les jumeaux fusionnels. La musique d’Howard Shore (cinquième collaboration avec le réalisateur canadien) se faisant plus grave, telle un requiem, nous convie à un acte d’amour parmi les plus terribles vus au cinéma. Poursuivant sa série d’adaptations littéraires après La Mouche (Le Festin Nu, M. Butterfly et Crash, pour certains réputés inadaptables au cinéma, seront les suivantes), Cronenberg, avec Faux-Semblants, ajoutait une nouvelle œuvre singulière à sa filmographie, une fable humaine constituée d’une part non négligeable de son ADN et forcément une dose non négligeable de mutation génétique…