Les Incorruptibles
Héros touchants
Au mitan des années 1980, Brian De Palma est un réalisateur reconnu et déjà responsable de quelques grands films qui connaissent le succès (Obsession, Carrie au bal du Diable, Furie…), ou déçoivent quelques fois au box-office (Blow out). Issu de la même génération que Spielberg, Coppola, Lucas et Scorsese, il a marqué les cinéphiles par son style affirmé, son approche hitchcockienne du suspense sur plusieurs thrillers violents et peut se targuer de deux films cultes à son actif (Phantom of the Paradise, Scarface). Le méconnu Mafia Salad en 1986 (n’est pas sorti en France, il regrettera d’avoir réalisé) suit l’échec relatif de Body Double et aurait pu placer De Palma dans une posture délicate. L’arrivée de ce nouveau projet, Les Incorruptibles, aurait pu être lui aussi une épine supplémentaire. Dans une décennie où Rocky, Rambo et autres Terminator règnent en maîtres, l’adaptation d’une série TV vieille de plus de vingt ans, alors que peu d’entre elles ont été portées au cinéma jusque-là hormis Star Trek et La Quatrième Dimension, on ne peut pas dire que les spectateurs réclament de voir les héros d’antan ressusciter.
Inspiré de faits réels, le film découle de la série Les Incorruptibles (The Untouchables en VO) diffusée de 1959 à 1963, et relate les exploits d’une équipe de policiers en pleine prohibition à Chicago. David Mamet écrit son scénario d’après les écrits d’Elliot Ness. Il dresse des personnages riches, des archétypes très identifiables mais nuancés (le justicier, le comptable, le vieux mentor, le jeune loup) évoluant dans une époque révolue qui permet de rappeler que l’Amérique s’est bâtie sur des moments souvent peu glorieux (la mafia, la corruption…). Comme un écho à Il était une fois en Amérique sorti 4 ans plus tôt, dont Morricone et De Niro pourraient être le trait d’union, Les Incorruptibles aime se servir du passé pour mieux raconter le présent. Sergio Leone prenait le parti de raconter l’histoire du point de vue des truands, De Palma choisit le camp opposé.
Il livre une mise en scène certes palpable, visible, mais tellement virtuose, comme une leçon de cinéma, empruntant ou citant parfois ses aînés (Le Cuirassé Potemkine, Le Docteur Mabuse), transcendée par la musique du maestro italien inspiré plus que jamais. Il en résulte un des plus grands films du maître du suspense. A travers son casting prestigieux multigénérationnel, il ouvre les portes de la gloire à Andy Garcia, met en lumière la figure de héros exemplaire de Kevin Costner, confie celui de vieux loup à Sean Connery, son rôle le plus marquant à Charles Martin Smith et parvient à imposer De Niro en Al Capone, et ce malgré la somme rondelette qu’il réclame. Ce dernier, déjà dirigé par De Palma dans trois de ses longs-métrages (The Wedding Party, Hi, Mom! et Greetings) atteint un sommet de performance et joue de l’accent italien et de sa mâchoire comme jamais.
Les Incorruptibles contient ce supplément de magie qui confère au film une osmose et une énergie que peu d’œuvres parviennent à atteindre.
Naissance des héros
Comment ne pas être immédiatement sous le charme des Incorruptibles de Brian De Palma? Son affiche magnifie les quatre justiciers, sous l’imposante menace d’Al Capone, titille la rétine de tout amateur de visuel sobre et classieux. Son générique imparable vous prend au corps dès les premières percussions, vous agrippe ensuite avec le son discret d’un harmonica qu’on croirait sorti de chez Sergio Leone, pour laisser place à un jeu âpre et nerveux de cordes endiablées, distille une énergie folle pour ne plus vous lâcher. Un ton est donné à travers cette efficacité iconique visuelle et sonore. La promesse d’un grand film se doit d’être tenue. De Palma commence par placer ce héros, que la légende précède, au rang d’homme. Ridiculisé lors d’une opération de police pour laquelle il réquisitionne beaucoup d’agents et se solde par une déconvenue, Eliot Ness (Kevin Costner) fait la une de la presse malgré lui. Il se distingue de ses pairs en affichant une droiture, une fiabilité, un esprit de justice et de respect de la loi. La ville de Chicago est corrompue de toute part: les institutions, les politiciens, les forces de l’ordre… La violence n’épargne personne, pas même les enfants. Eliot Ness est un père de famille et un mari aimant, bercé par l’idéal de la famille et de l’exemplarité. Il en serait presque ennuyeux tant il dégage une perfection… démesurée. Mais ce portrait qui nous est dressé n’est là que pour nous le faire apprécier, pour nous ranger derrière cet homme d’honneur. Sa rencontre avec un vieux policier resté au rang de simple agent de rue (Jimmy Malone, campé par Sean Connery) va lui apporter une lueur d’espoir en la profession et lui inspirer la création d’une équipe digne de confiance, motivée par le même sens du devoir. Malone va bousculer Ness dans sa manière naïve de faire respecter la loi et par la même occasion lui donner du relief, le rendre moins lisse. Ces quatre justiciers ont choisi le camp du bien pour combattre le mal absolu incarné par la figure sans pitié d’Alphonse Capone (Robert De Niro). Il s’agit à présent d’utiliser les mêmes armes: le sang-froid, la violence, et tout ce qui tire des balles… Mais à ce jeu, le clan des hors-la-loi ne connaît pas la pitié et sait rendre les coups par tous les moyens. Ironiquement ce n’est pas la violence ni les armes qui feront triompher Elliot Ness et sa bande, mais une question de droit. Al Capone n’échappera pas à un procès. Accusé de fraude fiscale, l’ennemi public numéro un, trop sûr de lui, va confier son destin à des avocats peu spécialisés dans les procédures fiscales. Il sera incarcéré pour non paiement d’impôts (un comble au vu du nombre d’assassinats et autres délits commis par ses ordres) dans plusieurs prisons dont la sévère Alcatraz de 1932 à 1939 pour être finalement libéré sous conditions et finir sa vie dans sa villa de Miamai Beach jusqu’en 1947.
Héros mortels
Le lien avec la série est plutôt très ténu: ni reprise du générique original, ni respect des personnages si ce n’est le nombre de quatre principaux (l’équipe réelle d’Eliot Ness dans les années 1930 était plus nombreuse en réalité). On n’est pas dans le même culte pop que Mission impossible, qu’il réalisera en 1995. Le film mélange faits réels et fictifs pour s’affranchir de son rôle de reconstitution historique. Des libertés volontairement prises dans les évènements relatés afin d’insuffler à l’époque une certaine dynamique, sans mettre de côté un héroïsme à l’ancienne qui pourrait paraître désuet et contraste tant avec les films d’action des années 1980 mais donne tout son charme aux Incorruptibles.
Tandis que les quatre saisons du programme TV des années 1960 conservent leurs personnages sans qu’ils soient trop inquiétés, De Palma nous ôte rapidement toute illusion: ses incorruptibles ne sont pas intouchables. Lors de leur première mission, George Stone, le roi de la gâchette (Andy Garcia), écope d’une balle à l’épaule. Face à la cruauté sans limite des malfrats, lui et ses acolytes sont forcés d’user de la même brutalité et risquent leur vie à maintes reprises. De Palma use de sa violence habituelle, sanglante à souhait, de manière presque sadique, faisant durer l’insoutenable moment qui annonce le malheur à venir. Ses mouvements de caméra laissent la place au doute, à la paranoïa. La mort des bad guys nous laissent toujours de marbre, mais lorsqu’un premier, puis un second de nos incorruptibles tombent, c’est comme un ami qui s’en va. L’ami de la justice, le défenseur d’un monde qu’on souhaiterait juste, égalitaire, en paix. Lorsque Jimmy Malone est criblé de balles et traverse en rampant son appartement, maculant le sol de ses blessures, jusqu’à son dernier souffle où il baigne dans le sang qu’il lui reste, De Palma prend peut-être du plaisir à le filmer, mais il semble nous dire en passant que ceux qui ont combattu le crime méritent une mort digne, méritent qu’on s’en souvienne. L’immortel nous avait déjà offert une belle mort dans Highlander, celle-là est tout bonnement terrible. Il remportera l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle en 1988 amplement mérité. Il recroisera Kevin Costner dans Robin des Bois, Prince des Voleurs quelques années plus tard…
De la TV au cinéma
Les Incorruptibles, qu’on peut qualifier de blockbuster (budget de 25 millions de dollars, un casting royal) possède un classicisme qui fait défaut à beaucoup de productions d’alors, lui permettant de conserver une sorte de jeunesse éternelle. A l’instar de Full Metal Jacket, joli succès également, sorti le même jour en salles en France le 21 octobre 1987. Les héros en tête du box-office cette année-là se nomment Crocodile Dundee, Martin Riggs, (L’Arme Fatale), Dutch Schaefer (Predator). C’était alors une époque où les personnages de Marvel et DC ne sont pour la plupart pas encore techniquement adaptables. 35 ans plus tard, à l’ère où les films de super-héros sont légion, Les Incorruptibles surpasse la plupart d’entre eux grâce à la personnalité de son metteur en scène, ses personnages si bien dessinés, et l’humanité qui en ressort et nous fait vibrer encore et encore. Al Capone est bien plus intéressant et inquiétant que les vilains combattus par les Avengers. Le succès indéniable des Incorruptibles a alors ouvert la porte à des adaptations de séries britanniques et américaines des années 1960, et celles-ci vont s’enchaîner: Le Fugitif, Wild Wild West, Chapeau Melon et Bottes de Cuir, Le Saint, Flipper, Max la Menace, Les Drôles de Dames… adaptations souvent peu convaincantes. Et bien sûr Mission Impossible d’un certain Brian De Palma pour retrouver une bonne raison pour un ancien show télévisé d’être transposée au grand écran. Parvenir à extraire l’essence et le charme de ces serials à l’ancienne tout en leur apportant une modernité sans tomber dans la nostalgie, c’est tout l’art de ce qu’on appelle l’écriture, la mise en scène et l’incarnation. Et surtout, une raison d’être…