Les Prédateurs
Faim d’éternité
Les films traitant du vampirisme traversent le temps de manière assez inégale. Les œuvres des années 1960, marquées par le gothique anglais avec un soupçon d’érotisme, conservent un charme éternel. Celles des années 1970 amorcent un pas vers la modernité et oscillent entre nostalgie et vision contemporaine du sujet. La décade suivante ouvre la voie à des vampires qui habitent nos villes, sont nos voisins, mais vivent comme hors du temps. Êtres mélancoliques, raffinés, ils traversent les époques sans avoir à se soucier des normes humaines, se rassasiant de sang au gré de leur soif. Alors que les titres phares de cette décennie se nomment Vampire, vous avez dit Vampire?, Génération perdue, Aux Frontières de l’Aube, il en est un qui semble parfois oublié et qui pourtant, à l’aube des années 1980, initie une nouvelle vision de ces créatures de la nuit. Il s’agit du premier film de feu Tony Scott, Les Prédateurs (The Hunger en VO). Hyper stylisé, baignant dans un romantisme et un érotisme délicats, il nous offre un des couples de cinéma le plus glamour, Catherine Deneuve et David Bowie, respectivement Miriam et John, amants depuis plusieurs siècles, qui vont malheureusement être confrontés à une terrible malédiction. Sorti en juillet 1983, un mois particulièrement chaud cette année-là, ce film aux tons froids et bleutés possède d’énormes qualités et bien sûr quelques défauts de son époque. Fort d’une expérience dans la pub, le réalisateur injecte dans sa première œuvre l’influence visuelle du clip musical, alors en plein essor à travers des chaînes comme MTV, distillant une atmosphère éthérée, rythmée par une bande sonore qui va de la musique classique à la pop-rock, en passant par l’électronique. Mais sa source d’inspiration principale pourrait n’être autre que celle de son frère, un certain Ridley Scott…
Modernité ou rien
Alors que l’année 1980 voit Dracula combattre les… Charlots, l’avenir du vampire semble bien compromis pour les années à venir. Les nouveaux héros se nomment Indiana Jones, Mad Max ou Conan et l’envie d’aventures et d’action devient la motivation première des spectateurs pour aller en salle. Des personnages pourtant archaïques pour certains, descendants des serials des années 50 et autres films de vikings. A l’origine, Les Prédateurs est un roman, premier tome d’une trilogie de Whitley Strieber, également auteur de Wolfen. Le scénario de son adaptation est d’abord proposé à Alan Parker. Partenaire dans la société de production de Ridley Scott (Ridley Scott Associates), le réalisateur de Fame et Midnight Express propose au studio d’embaucher Tony Scott à sa place, qui travaille lui aussi à leurs côtés sur des publicités pour des clients prestigieux, véritables petits films qui doivent combiner esthétique, artistique et prestige d’une marque.
Diplômé d’une école d’art comme son frère aîné, et fort de son expérience à ses côtés, Tony Scott a l’occasion de dévoiler son talent visuel au cinéma. Dès les premiers instants, on sent une forte l’influence stylistique de Blade Runner (colombes blanches incluses), sorti l’année précédente, tant dans l’utilisation des éclairages naturels et artificiels que dans les personnages raffinés ou le ton très classieux du film. Dans le travail des décors et des costumes, dans la mise en scène et l’ambition visuelle, la “Scott touch” est bien là. Tout comme la volonté de créer un univers qui lui est propre, plus charnel que celui de Ridley, audacieux aussi dans son approche de la sexualité féminine, peu commune en ce temps-là. Comme pour briser les codes d’une époque révolue et des clichés pourtant inhérents aux œuvres vampiriques depuis la nuit des temps, les personnages, ici, ne craignent pas la lumière du jour, voient leur reflet dans le miroir. Les vampires ont traversé les âges, se sont adaptés à l’ère moderne, et ont les yeux rivés vers l’avenir, un peu comme les Replicants de Blade Runner en quête de temps de vie supplémentaire…
Faim et sommeil
Miriam Blaylock (Catherine Deneuve) est une femme née en Egypte il y a plus de 3000 ans. Immortelle, elle doit néanmoins se nourrir de sang humain chaque semaine pour conserver sa jeunesse. Il en est de même pour son mari John (David Bowie), compagnon de Miriam et vampire depuis 300 ans. Dans leur rituel nocturne, tous deux partent en chasse de nouvelles victimes au hasard de leurs rencontres dans des boîtes de nuit. Durant le jour, ils donnent des cours de musique à la jeune Alice et vivent reclus en solitaires. Leur vie est imprégnée d’oisiveté et de monotonie. John est soudain confronté à un début de vieillissement. gé de 30 ans depuis leur union, il commence à ne plus trouver le sommeil, à perdre ses cheveux et voir sa peau flétrir en très peu de temps. En prenant rendez-vous avec Sarah Roberts, docteur et auteur d’un livre sur les mécanismes du vieillissement, étudiant notamment ces effets sur des singes en laboratoire, il s’accroche à un espoir de guérison. Mais en attendant son tour, il se transforme peu à peu en homme d’âge mûr, puis en vieillard de manière fulgurante. Cette transformation mémorable de David Bowie, signée Dick Smith (Little Big Man, Le Parrain, L’Exorciste…), fait partie des maquillages les plus impressionnants de l’histoire, magnifiée par une interprétation tout en nuance de la star. Guidé par la faim, afaibli, John est incapable de trouver une victime adulte. Désespéré, il commet un acte terrible en se nourrissant de la jeune élève de Miriam. En vain. Le sang ne lui redonne plus de temps supplémentaire de vie. Ressemblant désormais à un centenaire, il souhaite mourir au plus vite. Mais Miriam, qui lui avait promis l’amour pour toujours et la jeunesse éternelle, lui a offert un terrible sort, celui de ne jamais pouvoir mourir. John est condamné, comme d’autres conquêtes avant lui, à finir dans un coffre, pour une nuit sans fin…
La mort du couple
Miriam et John ont formé un couple jeune en apparence durant des siècles, mais sont devenus de vieux amants qui n’ont plus rien à offrir de nouveau l’un à l’autre. Le monde moderne est plus électrique, plus mouvementé, plus éphémère aussi. Certaines choses n’ont plus la même saveur, comme la littérature ou la musique. John semblait regretter la grandeur d’un passé révolu peu avant qu’il décline physiquement. Lorsque Miriam rencontre à son tour Sarah, elle jette son dévolu sur elle sans attendre. Cela ressemble plus à de la prédation qu’à un amour sincère.
Sarah, dans son propre couple, est confrontée au schéma classique de jalousie et d’autorité de la part de son mari. Sa soudaine attirance pour une femme bouleverse tous ses codes.
La scientifique se laisse peu à peu envahir par des sentiments nouveaux, irrésistibles. Sans le savoir, elle est manipulée et contrôlée par Miriam, mais sent un danger dans cette transformation. Elle qui étudie le vieillissement humain et son lien avec le sang, comprend à sa manière ce qui la métamorphose et ne peut l’accepter, devenant une proie qui peu à peu serait à la merci de sa prédatrice.
La dépendance à l’autre et bientôt au sang de l’autre, la peur d’aimer et de mourir, des sentiments très humains, qui se confondent et s’amplifient chez Sarah, vont la conduire vers un état de douleur extrême, un état de manque comparable à celui d’une droguée en quête de sa dose. Lucide, elle ne peut pas lutter contre sa nouvelle et terrifiante nature et doit l’accepter pleinement. Si cette épreuve lui apporte sûrement toutes les réponses qu’elle a toujours cherchées en tant que femme de science, elle ne peut s’empêcher de penser qu’elle n’est qu’un cobaye aux yeux de Miriam, un animal de compagnie pour les centaines d’années à venir.
Veine et déveine
C’est peut-être la lassitude de Miriam et le manque d’amour après tant d’années qui ont tué John, et non une malédiction de conte de fée. En le remplaçant par Sarah, Miriam retrouve une jeune âme, une élève à qui tout apprendre, un humain des temps modernes. Dans une veine alternant classique et contemporain, tant dans les choix musicaux que dans sa forme, le film aurait pu devenir une œuvre générationnelle, qui exprime dans ses thèmes sous-jacents une quête d’identité, une volonté de renouveau. Son succès très relatif l’a peut-être heureusement laissé indemne d’une suite ou d’un remake et c’est tant mieux. Ce joyau gothique électrisant reste une œuvre qu’il faut choyer, que le temps a plutôt bien conservé. Son destin à été de devenir une source d’inspiration pour d’autres réalisateurs pour les années qui suivront comme Kathryn Bigelow ou Joël Schumacher. Russel Mulcahy sûrement aussi pour son Highlander… Tony Scott rencontrera le succès bien assez tôt avec Top Gun, un carton planétaire, puis Le Flic de Beverly Hills 2.
En 1997, Tony Scott produira une série qui porte le même nom Les Prédateurs et qui traite de vampires vivant dans un monde contemporain. Aucun lien avec le film ne semble tissé, mais le narrateur de la deuxième ultime saison se nomme tout de même… David Bowie. Un retour pour Tony Scott à ses premières amours entre deux films d’action qui prouve l’importance de cette œuvre de jeunesse qui reste finalement sa seule incursion dans le fantastique en tant que réalisateur.
Les deux frères Scott ont très vite démontré un goût prononcé pour l’avant-garde. Même si celle-ci n’est pas toujours récompensée au box-office, le temps et la VHS ont toujours laissé l’occasion aux cinéphiles de corriger un oubli. Blade Runner en est le parfait exemple, devenu culte au fil des ans, après avoir été vampirisé par le succès d’un extra-terrestre spielbergien sorti quelques jours après lui. Les Prédateurs n’a pas atteint le même statut mais possède son lot d’admirateurs invétérés, toujours envoûtés ne serait-ce que par son casting hors norme, immortalisé à jamais par Tony Scott.