L’Invasion des Profanateurs de Sépultures (1956)
Graines de folie
Un an après la sortie de son deuxième roman Body Snatchers, l’auteur Jack Finney est adapté au cinéma par Don Siegel, dont ce sera la seule incursion dans le genre de la science-fiction. Le réalisateur, plutôt habitué au polar et au western, nous offre une vision de l’Amérique alors en pleine Guerre Froide à peine entamée et baignant dans une paranoïa anticommuniste des plus tenaces. Le sénateur Joseph McCarthy, dans son discours de février 1950, dénonce un ennemi intérieur et un complot déjà bien ancré dans de nombreuses strates du pays (dans le monde du cinéma, l’armée, et la politique entre autres) jusqu’au sein du gouvernement en place, où les espions semblent être légion. Entre chasse aux sorcières légitimée par le gouvernement et accusations d’antiaméricanisme sans fondements, l’homme politique va instaurer parmi la population un climat de psychose intense et marquer de son empreinte le pays pour plusieurs années, avant d’être finalement discrédité, après qu’aucune enquête valable n’a pu aboutir à une culpabilité avérée.
Dans ce contexte, il serait un peu réducteur de ranger L’Invasion des Profanateurs de Sépultures dans la même mouvance que ces films propagandistes qui vantaient la toute puissance de l’Amérique sauvant le monde de la menace soviétique. La force du roman, tout comme celle de cette première adaptation cinématographique, est de proposer plusieurs lectures possibles. Traitant de l’être humain en tant qu’individu, puis en tant que groupe, comment l’effet de masse peut-il entraîner tout un peuple vers un aveuglement, vers un changement radical de comportement. Car à force de désigner l’ennemi intérieur comme un envahisseur venu d’ailleurs et d’être une bonne donneuse de leçons, il semblerait que l’Amérique en a parfois oublié de se questionner sur les racines même de sa violence, de son arrogance et de sa légitimité en tant que nation… Don Siegel y voit l’occasion de passer son propre message dissimulé à l’encontre des dirigeants de studios et du conformisme en général. Ceux-ci ne vont pas se gêner pour saborder en partie les intentions du film en lui ôtant une bonne dose de pessimisme.
Menace venue du ciel?
Comme pour mieux tromper l’ennemi, ou plutôt le spectateur, le plan sur lequel déroule le générique introductif de cette production en superscope est un ciel nuageux agité voire inquiétant. Pour une nation comme les Etats-Unis, la menace ne peut que venir d’ailleurs, de derrière l’horizon, par-delà l’Atlantique, ou plus terrifiant encore, d’une autre planète! Quel que soit l’ennemi, pourvu qu’on en désigne un finalement! On pourrait presque y voir une ironie que l’acteur star du film s’appelle Kevin McCarthy! Celui-ci incarne Miles Bennell, médecin généraliste émérite qui, arrêté par la police et interné en hôpital psy, va confier à son auditoire une histoire totalement délirante. Débute un long flashback où il raconte avoir été confronté à plusieurs de ses patients lui évoquant chacun des changements de comportement chez certaines personnes de leur entourage. Des signes invisibles, à peine perceptibles mais évidents pour ces proches qui ne décèlent plus cette lueur dans leurs yeux, ne perçoivent plus d’émotion dans leurs gestes ni dans leurs paroles, comme si elles étaient devenues quelqu’un d’autre: un fils a peur de sa mère, une femme ne reconnaît plus son oncle… Si l’hystérie, de quelques personnes d’abord puis peu à peu collective, est évoquée, c’est bien parce que les hommes et femmes concernés ont l’air tout à fait normaux d’apparence, semblables à ce qu’ils ont toujours été. Ce n’est que lorsque des évènements réellement étranges adviennent que la raison l’emporte sur le doute. Et pourtant, même devant des preuves concrètes, vues par les protagonistes comme par le spectateur, le doute parvient à être semé, motivé par des explications psychologiques et rationnelles plutôt convaincantes.
Un groupe face à des individus
Le noyau qui se forme entre le médecin, son amoureuse Becky Driscoll et un couple d’amis, se retrouve confronté à l’incertitude, sans doute victime lui-même de ce délire qui se propage dans la ville, alors qu’ensemble ils ont pourtant assisté à des situations bien réelles et logiquement indiscutables. Ils parviennent à occulter ces vues de l’esprit, apparemment engendrées par effet de mimétisme, accordant leur confiance aux autorités et aux scientifiques. Mais pas pour longtemps car de nouvelles manifestations irréfutables font retrouver la raison à nos quatre protagonistes, qui soutiennent désormais les théories les plus dramatiques afin de trouver une explication tangible à ces phénomènes. S’agit-il de radiations atomiques, de manipulations génétiques, d’un organisme extra-terrestre ? Des théories très contemporaines au milieu des années 1950, qui le seraient en réalité tout autant aujourd’hui sous des formes à peine moins folkloriques… Lorsqu’ils découvrent d’énormes cosses organiques, qui créent devant leurs yeux leurs doubles en chair et en os, l’inquiétude se transforme en panique consciente. Alerter les autorités devient l’urgence. Le Sénat tout comme le FBI sont injoignables, ou alors semblent peu sensibles à la situation, et il semblerait qu’aucune aide ne soit envisageable… D’abord minoritaires, les humains clonés deviennent peu à peu dominants dans la ville de Santa Mira. Et finalement ce sont les autorités qui partent à la chasse de Bennell et sa compagne, le couple en sachant bien trop à présent.
Paranoïa
Peu à peu, le moindre passant semble douteux, du type de la pompe à essence au policier, en passant par le marchand de journaux. Les plans de la ville qui peu à peu s’élargissent montrent une activité d’apparence normale dont on s’amuse à percevoir le moindre défaut, le moindre élément inhabituel. Mais comment percevoir quelque chose d’invisible qui s’est immiscé dans le quotidien sans bruit ni fureur? Les cocons qui permettent de dupliquer les habitants sont distribués à tour de bras et déposés dans les maisons et les jardins de toute la ville, et bientôt dans les environs… C’est lorsque le sommeil gagne une personne que son double prend sa place. Terrible idée que celle du citoyen endormi qui permet à la pensée dominante de s’imposer insidieusement, sans douleur, sans effort. Une solution finale fabuleuse qui annihile la haine mais aussi l’amour, qui simplifie l’existence en supprimant tous les sentiments humains, transforme les êtres en personnes exemplaires, des copies conformes parfaitement dociles… A quoi bon l’amour quand on sait qu’il ne dure jamais? A quoi bon la haine si l’on peut éviter des conflits? Pourquoi faire compliqué lorsque tout pourrait être si simple ?
Désormais, pour les deux amants, la course contre le temps et contre le sommeil est la seule alternative. Les baisers langoureux échangés par les deux amants sont une preuve irréfutable de leur humanité, tout comme un ingrédient savoureux qui fait le charme des films de cette époque. Mais l’expression de ses émotions devient synonyme de danger à présent. Ironiquement, les gens à leur poursuite ne veulent pas leur faire du mal. Tout comme un studio de production promet la liberté de création à son auteur, un politicien souhaite le bonheur à sa population… Alors pourquoi fuir cette promesse de monde idéal?
Don Siegel, en acceptant le système hollywoodien et les règles des studios, nous livre un film qu’il sait manipulé, défiguré par les producteurs qui lui modifient sa structure (le prologue et la conclusion, qui ont donné lieu à la structure en flashback, n’étaient pas prévus) mais sans parvenir à lui enlever son âme. Il dira, en parlant des producteurs : “Ce qu’ils n’ont pas compris, c’est que le film étaient sur eux : ils n’étaient pas autre chose que des légumes vivants !”.
L’homme virus
Est-ce un virus échappé d’un laboratoire ? Une expérience qui a mal tourné ? Finalement une explication sera donnée: de minuscules graines venues de l’espace ont germé, se sont adaptées à l’écosystème terrestre et sont parvenues à se développer d’une manière inédite, sans difficulté, très… naturellement. On peut voir dans ces graines tant de métaphores ou de scénarios complotistes qu’il serait réducteur d’en choisir une seule. Ces semences, qui donnent lieu à une culture intensive sous serre dans une sorte d’usine matricielle à ciel ouvert, ne seraient-elles pas le fruit de l’imagination d’un terrible laborantin? Et s’il s’agissait d’un virus créé sciemment pour rendre les humains disciplinés, manipulables?
Lorsqu’une personne que l’on croise dans la rue devient un potentiel danger, lorsqu’une foule de gens marchant normalement devient inquiétante, face à quelle peur se trouve-t-on confronté? La peur de nos semblables est en nous depuis la nuit des temps.
L’invasion venue de l’espace n’est qu’un leurre, une manière de désigner un ennemi potentiel pour l’Amérique. Mais si invasion il y a eu un jour, c’est bien celle de colons venus de l’est, d’Europe pour être plus précis, qui ont dès les débuts de la conquête de l’ouest vu en ces peaux-rouges un péril et ont opté pour leur massacre pur et simple. Une invasion d’un autre temps certes. L’être humain a toujours été comme un virus finalement, capable de s’autodétruire pour… continuer à exister.
Erreur système
De nos jours, un virus, qu’il soit informatique ou bactériologique, est dans tous les cas toujours créé par l’homme ou par ses débordements, ses excès…
L’hôte humain ou machine qui l’accueille n’a d’autre choix que de le laisser agir au fond de lui. L’Invasion des Profanateurs de Sépultures va lui-même être dupliqué, ou plutôt remaké, à plusieurs reprises, passant d’un réalisateur à un autre, en perdant néanmoins de sa pertinence et de sa virulence au fil des versions. Cette œuvre originale a fort heureusement semé suffisamment de thématiques qui vont pouvoir germer dans le cerveau conscient de futurs metteurs en scène comme John Carpenter au hasard, dont The Thing contient le même pessimisme en l’humanité et Invasion Los Angeles des messages encore plus caustiques et affirmés.
Don Siegel nous a prévenu d’un risque d’uniformisation de la pensée et du cinéma américain. Son personnage Bennell finit même par fixer la caméra pour s’adresser à nous, spectateurs, de son air de fou à lier et nous hurlant “Vous êtes les suivants!” Comment ne pas le croire ? Par intermittence, Don Siegel semble vouloir passer un message presque subliminal (consciemment ou non?) : des termes français apparaissent à plusieurs reprises dans son film, sur des affiches accrochées au mur ou sur des panneaux ça et là (Chat blanc, Mirroir (avec 2 r) noir, Femme fatale, Le Grifon (avec un f)) comme pour dire que la créativité est à chercher ailleurs qu’aux Etats-Unis, et que la confrontontation avec d’autres cultures peut apporter beaucoup. A moins que ce ne soit l’inverse? Un message anti-français, une désignation codée du futur ennemi de l’Amérique ? Le film parviendra sur les écrans français plus de dix ans après sa sorti américaine… Mais ne tombons pas dans la paranoïa, on l’aurait remarqué depuis longtemps déjà, que l’Amérique n’est pas un exemple à suivre… Non?