The Thing
Qui va là ?
Le premier plan de The Thing est-il une première allusion à H.P. Lovecraft? Les montagnes sombres et brumeuses (hallucinées?), qui se dressent devant nous, emplissent l’écran en dégageant un sentiment d’intranquilité indéfinissable qui n’est pas sans évoquer l’écrivain américain légendaire.
En fond sonore, un mélange de pulsations et de nappes électroniques très carpenteriennes distille une impression supplémentaire de danger, confirmée par la survenue d’un hélicoptère à la poursuite d’un chien dans un paysage de neige immaculé. The Thing n’est pas issu d’un ouvrage de cet auteur réputé inadaptable au cinéma mais d’une nouvelle datant de 1938 de John W. Campbell, Who Goes There?. Déjà portée à l’écran au début des années 1950 sous le titre The Thing from another world (La Chose d’un autre Monde en VF), officiellement par Christian Nyby, monteur fidèle d’Howard Hawks, c’est pourtant ce dernier qui serait responsable en grande partie de la réalisation. En tant que grand fan de Hawks, John Carpenter saisit, avec ce remake, une occasion de rendre hommage à son maître incontestable. Une version terriblement inspirée, transcendée par des talents multiples, tant de la part des comédiens que par le génie des effets spéciaux mécaniques de Rob Bottin, au sommet de son art pour donner corps et vie à cette chose venue d’ailleurs. Cette osmose entre la réalisation, la musique, les personnages et cette créature métamorphe, rend ce film unique, mais tristement maudit aussi. Sa sortie en hiver 1982 confronte The Thing à un autre extraterrestre redoutable, E.T., à l’affiche depuis à peine deux semaines (et en train de devenir le plus gros succès de tous les temps), et à une critique qui le descend en flammes.
Une seconde carrière en VHS et le temps vont, heureusement et légitimement, en faire un modèle à part entière du cinéma fantastique horrifique, à l’instar d’Alien et, récompense ultime, il atteindra le statut de film culte. Quarante ans plus tard, The Thing reste l’une des œuvres les plus emblématiques des années 1980 et, de la bouche du réalisateur, le film dont il est le plus fier.
Remakable
Comparer la version de 1951 et celle de 1982 qui nous intéresse pose une énième fois la question de la légitimité du remake, exercice presque aussi vieux que le cinéma lui-même. Lorsque 20, 30 ans ou un temps bien plus long séparent deux adaptations, comme King-Kong, La Colline a des Yeux, Evil Dead, Robocop, ou plus récemment West Side Story, la motivation peut se justifier par une volonté de modernisation de l’histoire ou l’avancée d’effets spéciaux pouvant apporter un éventuel intérêt.
Honni par beaucoup de cinéphiles ne jurant que par l’œuvre originale, surtout si celle-ci est considérée comme un vrai classique, cet acte devenu monnaie (trop) courante a de quoi nous laisser perplexes dans beaucoup de cas. Aujourd’hui, des reboots sont mis en chantier sans même avoir eu le temps de dire ouf.
S’agissant d’adaptations littéraires comme La Mouche/La Mouche noire, L’invasion des profanateurs/Body Snatchers, Le Village des Damnés ou Dune, le regard porté sur les différentes versions réalisées s’avère plus intéressant, à condition que l’on se souvienne qu’il ne s’agit initialement pas de scénarios originaux. L’interprétation d’une œuvre littéraire par plusieurs scénaristes ou réalisateurs prend tout son sens dès lors que ceux-ci possèdent une singularité propre et qu’ils apportent à leur version de l’histoire une vision bien à eux, tout comme leurs préoccupations personnelles.
Howard Hawks’s The Thing
Howard Hawks, après avoir abordé de nombreux genres (western, comédie, polar, guerre…) s’essaie pour la première fois à la science-fiction avec La Chose d’un Autre Monde, sorti en 1951. Au pôle nord, une équipe de scientifiques découvre un vaisseau extraterrestre qui vient de s’écraser non loin de leur base. Ils trouvent son pilote prisonnier dans la glace et le ramènent avec eux. La créature, qui semblait sans vie, va se réveiller et devenir extrêmement menaçante. Son film comporte un lot de scènes marquantes pour l’époque qui firent sursauter plus d’un spectateur (le combat par le feu de la créature reste très impressionnant). Mais il est regrettable que l’idée la plus forte de la nouvelle, à savoir la capacité de la créature à dupliquer tout être vivant, ait été abandonnée, n’offrant alors qu’un être humanoïde aux faux airs de Frankenstein en guise de représentation du début à la fin. Sa particularité est de fonctionner comme les plantes et de se nourrir de sang pour survivre. De plus, si le film ne le déclare pas ouvertement, il se veut clairement une mise en garde envers l’ennemi de l’époque, l’URSS. La guerre froide transposée au pôle nord pour la rendre plus glaciale, belle hyperbole.
Son huis clos devient néanmoins un classique, qui porte la signature de son réalisateur (la notion de groupe, les rapports virils entre les personnages, laissant néanmoins une place importante aux femmes, à des moments de comédie et à une romance qui ne nuisent pas à l’impression de danger…). Des plans iconiques comme la découverte du vaisseau ou l’apparition du titre The Thing qui déchire l’écran lors du générique seront une source d’inspiration pour Carpenter trente ans plus tard.
One more thing
Pour la nouvelle adaptation, le scénariste Bill Lancaster retourne à la source de la nouvelle originelle pour The Thing, même si Carpenter la qualifie d’œuvre littéraire de qualité moyenne. Il évite ainsi l’exercice du remake pur et simple, même si la thématique de l’imitation est, ironiquement, l’ADN même de l’histoire. Plutôt que de reproduire le film de Hawks, qu’il respecte énormément, il va en faire une entité totalement nouvelle. La forte personnalité du réalisateur de Halloween, Fog et New York 1997, qui signait avec Assaut un remake urbain déguisé de Rio Bravo, ne pouvait qu’augurer une réussite stylistique et thématique. Entre la version en noir et blanc et cette nouvelle en couleur, trente ans ont passé, faisant évoluer la science-fiction paranoïaque et anti-communiste vers quelque chose de plus organique et scientifiquement crédible. Thème cher à son auteur, big John conserve la paranoïa comme ingrédient majeur de son histoire, mais enlève tout conflit politique (et toute romance) pour se concentrer sur son groupe d’hommes (pas de femmes dans l’équipe) et apporter des idées bien plus contemporaines. Le danger naît cette fois de l’intérieur, et c’est le sang (aucune allusion au rouge communiste cette fois) qui servira à déceler si un membre de l’équipe scientifique est contaminé ou non.
Something wrong
En cet hiver 1982, une équipe de scientifiques américains, confinée dans une base en Antarctique depuis des semaines, voit son quotidien alterner entre le travail de recherche et des divertissements nombreux pour passer le temps (flipper, billard, ping pong, alcool…). Une bonne dizaine de personnages taillés sur mesure, affublés de noms ou surnoms qui claquent (Mac Ready, Blair, Childs, Windows, Clark…). Un casting impeccable, composé d’une part de comédiens qui font (ou feront plus tard) partie de l’univers de Carpenter: Kurt Russel bien sûr mais aussi Keith David. Pour The Thing, il offre à son interprète de Snake Plissken dans New York 1997 et d’Elvis Presley dans le téléfilm Le Roman d’Elvis un de ses plus grands rôles. L’avenir nous montrera qu’ils se croiseront encore à deux autres reprises avant la fin du XXe siècle. Keith David, lui, reviendra dans Invasion Los Angeles (They live). D’autre part, de solides acteurs habitués des seconds rôles, emblématiques de l’époque, avec des carrières plus ou moins réussies au cinéma et/ou à la télévision, marquent The Thing par leur présence et leur jeu. Wilford Brimley, David Clennon, Thomas Kent Carter ou encore Thomas G. Waites, vu dans Les Guerriers de la Nuit de Walter Hill.
John Carpenter lui-même apparaît en scientifique norvégien sur une archive vidéo.
Un microcosme 100% masculin vivant dans un esprit de franche camaraderie jusqu’à ce qu’un chien loup, poursuivi par un hélicoptère norvégien, ne vienne briser cette harmonie. Lorsque l’engin se pose et qu’un homme commence à tirer à balles réelles sur l’animal (le producteur Larry Franco en est l’interprète), la seule réplique possible est d’abattre l’individu qui semble possédé par une folie meurtrière. Alors que le calme est revenu, cette intrusion va néanmoins être le premier d’une suite d’événements qui vont atteindre des sommets d’horreur insoupçonnables…
Une Chose venue d’ailleurs
Il s’agit à présent de trouver une explication. Les nombreuses tentatives de contact avec la base norvégienne sont un échec. Une expédition en hélicoptère est alors organisée pour se rendre sur place et tenter de comprendre ce qui a bien pu se passer. Dans le bâtiment, les cadavres des chercheurs européens ne sont que le début d’une série de découvertes macabres qui vont dépasser l’entendement. L’hypothèse de la folie va rapidement être exclue: un agrégat organique composé de plusieurs corps humains déformés et d’éléments indistincts mélangés les attend au-dehors. Ils décident de le ramener à leur campement afin de l’étudier. Cette chose, pour tout amateur de créature extraterrestre ou de fantasy, est une œuvre d’art horrifique imaginée et sculptée par Rob Bottin (déjà responsable des effets spéciaux sur Fog), sur laquelle Carpenter s’attarde longuement avec la caméra, sans aucun doute fasciné lui-même par cette création inédite. Il nous offre à voir toute la beauté du travail de chair et d’organes transfigurés, un chef d’œuvre de laideur oscillant entre abstraction et figuration, dont l’aspect sans vie n’est qu’un leurre. En découvrant des enregistrements vidéo de l’équipe norvégienne, ils organisent un second voyage qui les mène vers un cratère où repose là un immense vaisseau venu d’ailleurs, probablement prisonnier des glaces depuis plus de 100 000 ans. Son pilote, retrouvé à proximité par leurs homologues européens, est resté figé dans la glace, attendant qu’on le libère, à l’instar des nombreuses entités que croisent les personnages malheureux dans les histoires lovecraftiennes. De retour à la base, le compte à rebours pour la survie va se déclencher après une première scène soudaine d’horreur inexplicable: du chien norvégien, qui entre temps a rejoint la meute au sein du chenil américain, vont surgir des tentacules dans une explosion sanglante, attaquant les autres bêtes, les traversant de toutes parts afin de les assimiler. Une abomination qui va donner lieu à des scènes hallucinantes où les effets spéciaux vont s’inviter comme le personnage principal. Au-delà d’une créature, c’est tout un champ des possibles qui s’ouvre au spectateur grâce à l’imagination débordante de Rob Bottin. L’élève de Rick Baker se donne corps et âme dans The Thing. Alors qu’il avait d’abord refusé la collaboration avec Carpenter, il va finalement l’accepter en réclamant une liberté totale. Il parvient, non sans difficultés, à convaincre Carpenter de ne pas se contenter d’une créature à l’aspect unique, mais de conserver l’idée-force de la duplication du roman original. L’implication de Bottin est telle qu’il en sortira épuisé et devra effectuer un petit séjour à l’hôpital pour s’en remettre. Sa création reste un exemple unique dans l’histoire du cinéma horrifique.
John Carpenter’s The Thing
A la fin des années 1960 qui ont vu la libération sexuelle, le premier Homme sur la Lune, un développement économique sans précédent, l’Amérique est dans une sorte d’euphorie. Elle sera marquée au fer rouge dans les années 1970 par la fin de la guerre du Vietnam et des scandales politiques qui annoncent des lendemains qui déchantent. La guerre froide entre USA et URSS bat son plein. Le début des années 1980 semble vouloir tourner la page à ces années durant lesquelles les Etats-Unis ont perdu de leur superbe. Avec l’acteur Ronald Reagan à la Présidence, America is back, et le néolibéralisme est son fer de lance. Place au culte du corps parfait, de la toute puissance. Dans ce contexte où les gens veulent retrouver un espoir et envisager l’avenir avec sérénité, Carpenter va, lui, leur offrir l’exact contraire. Exit la pseudo plante humanoïde venue de l’espace qui incarnait l’ennemi des Etats-Unis, sa Chose n’a ni visage ni de forme unique. C’est un être indescriptible, aux capacités d’adaptation incroyables, indestructible et immortel. Une extinction annoncée de l’espèce humaine comme savait si bien l’écrire H.P. Lovecraft, qui glace les sangs et questionne sur la fragilité de notre monde.
La Chose s’adapte, se métamorphose, duplique tout individu vivant pour le remplacer, le digérer et ainsi se démultiplier. Une invasion impossible à arrêter, pas si lointaine de L’invasion des profanateurs (Body Snatchers) film déjà chroniquée dans ces pages. L’allusion à l’ennemi russe est totalement mise de côté, et l’on peut aisément penser que Carpenter saisit l’occasion de dénoncer à travers cette Chose l’Amérique elle-même. Sa propre patrie dont il s’amusera dans une grande partie de sa filmographie à pointer les aspects intrusifs, militaristes, la toute puissance, et la volonté d’hégémonie. Un pays envahisseur, dont les fondements les plus profonds ont été bâtis sur des massacres perpétrés par des colons, la violence et les armes à feu. Son cauchemar filmique sonne comme une envie de lui confronter un ennemi bien supérieur, par le biais d’un miroir à peine déformant.
Le sentiment d’espoir et la victoire contre l’ennemi à la fin de La Chose d’un autre Monde de Howard Hawks vont, dans la version de Carpenter, prendre la forme d’une peur intérieure et d’un pessimisme exacerbé. Son atmosphère plombante et glaciale de fin du Monde ne trouvera que peu d’adeptes, au cinéma tout du moins. Face à E.T. l’extraterrestre qui incarne, lui, tout ce que les gens attendent, The Thing se fait désintégrer au box-office en ce mois de juin 1982… comme un refus de la part du public d’être confronté à l’impensable, à sa propre disparition.
America is fucked again
Lorsque MacReady lance un “Fuck you too” à l’ultime manifestation de la Chose, c’est en quelque sorte Carpenter qui le hurle à la face de l’Amérique, et bientôt au système hollywoodien. L’échec du film place le réalisateur dans une posture fragile, sa carrière en sera fortement impactée. Même si The Thing deviendra, grâce à la vidéo notamment, un succès indéniable puis un film culte, il est conscient que les projets qui suivront ne refléteront pas toujours l’ambition qu’il aurait pu espérer. The Thing aurait donc pu n’être qu’un premier sommet dans la carrière du maître de l’horreur, un premier chef-d’œuvre parmi d’autres (Halloween mérite en réalité ce titre tout autant). Il n’empêche que Carpenter peut être fier d’être l’un des seuls metteurs en scène à avoir su rester fidèle aux genres nobles que sont le fantastique, l’horreur et la science-fiction, oscillant entre séries B luxueuses et films fauchés. L’après The Thing sera loin d’être décevant: Christine, Prince des Ténèbres, Invasion Los Angeles ou L’Antre de la Folie (très lovecraftien lui aussi) feront aisément oublier certains écarts. Même si en réalité l’intégralité de ses films trouveront toujours des adeptes pour les honorer.
Il aura su rester fidèle à lui-même, aura accompagné plusieurs générations d’amateurs d’horreur et contaminé un grand nombre de réalisateurs du monde entier. The Thing reste un miracle de symbiose entre tous ses collaborateurs. Même la musique de Morricone, reconnaissable dans quelques élans lyriques fugaces, semble avoir muté en un style carpentérien indiscutable. Il aura su parasiter dans le bon sens du terme tous les acteurs du projet et, chose rare, dépasser le modèle dont il s’inspire. Il s’adonnera à d’autres remakes moins inspirés (Le Village des Damnés, Les Aventures d’un Homme invisible) et s’impliquera même dans la trilogie Halloween de David Gordon Green à partir de 2018, en tant que producteur et même musicien en compagnie de son fils Cody. En parlant de musique, s’il est un cinéaste singulier qui, outre la mise en scène, est célébré en tant que compositeur, c’est bien Carpenter. Il reste unique en son genre et The Thing est une exception parmi d’autres prouvant que l’art du remake prend tout son sens lorsqu’il est porté par une ambition, un savoir-faire et une vision. Imaginons un instant si The Thing avait été un énorme succès et E.T. un énorme flop, le cinéma aurait peut-être aujourd’hui un tout autre visage…