Mad Max I
Moteurs hurlants
12 avril 1979, Mad Max sort dans les cinémas d’Australie, sa terre d’origine. Yorgos Miliotis, dit George Miller, un ancien médecin, réalise là son premier long-métrage. Au programme, un spectacle inédit de bruit et de fureur montrant des véhicules roulant à des vitesses folles, pilotés par des individus plus cinglés les uns que les autres. Serait-ce là un hymne à la puissance motorisée ? Un culte de l’automobile, symbole ultime de réussite sociale, summum de la virilité du « mâle » dominant ? Il serait facile de réduire ce road trip à une simple course-poursuite sanguinaire, à de l’ultra violence gratuite. Pourtant, il faudra attendre près de trois ans avant de pouvoir le découvrir en France dans son intégralité, malgré un prix remporté au Festival d’Avoriaz en 1980. Trois années de censure avant qu’il ne soit diffusé dans les salles traditionnelles, écopant d’une interdiction aux moins de 18 ans! Un traitement qui paraît disproportionné aujourd’hui mais terriblement représentatif de cette époque pas si lointaine. Comment Mad Max est-il devenu un tel phénomène? Pourquoi est-il toujours aussi actuel dans son propos? Et comment son futur, aussi dystopique soit-il, n’a-t-il jamais été plus proche du nôtre? Visionnaire vous avez dit visionnaire ?
Un monde sans pitié
L’horizon à perte de vue. Un paysage plat et triste sur des kilomètres, traversé de part et d’autre par des routes interminables. Sur Anarchie Road, deux policiers effectuent leur travail routinier. L’un observe à travers la lunette de son fusil un couple en train de forniquer joyeusement dans les herbes hautes, tandis que l’autre attend patiemment des ordres à l’intérieur de leur véhicule de fonction en faisant un petit somme. Bienvenue dans un futur pas très lointain, dans un lieu pas vraiment défini, où l’on roule à gauche et où la Main Force Patrol, l’autorité policière en charge de la sécurité, opère de manière bien singulière pour faire respecter la loi. Ces routes sans reliefs semblent bien peu fréquentées. Les villes sont ternes, les villages fantomatiques. Non loin de là, une horde de motards sème le chaos et terrorise toutes les âmes qu’elle croise sur son parcours. Des êtres violents, sauvages, guidés par un Chef belliqueux, Nightrider (le Cavalier de la Nuit en VF), qui vient de s’emparer d’une voiture banalisée et file à toute allure en hurlant sa joie. Il dévore la route au volant de ce V8 surpuissant, pieds nus au plancher. Une voix féminine, voix de la raison, rappelle aux forces de l’ordre les règles de bonne conduite pour une police de la route exemplaire (trafic de carburant interdit, respect de la hiérarchie…). La limite entre flics et hors-la-loi est assez mince, leurs agissements étant sensiblement les mêmes. La violence comme unique réponse à la violence…
Post apocalyptique ?
Il est intéressant et parfois regrettable de constater que certaines sagas peuvent être réduites à un épisode en particulier. Pour Rambo, par exemple, c’est le 2 qui représente habituellement la trilogie initiale, aux dépens de l’œuvre originelle qui lui est bien supérieure et tellement éloignée du film de guerre bourrin et du personnage basique qu’on lui associe. Concernant Mad Max, c’est assez semblable : la saga est devenue synonyme de monde post-apocalyptique, un monde de désolation où des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants errent dans un désert minéral, où la technologie s’est réduite à un quasi néant et où des hordes s’affrontent pour la domination pure et simple. Un retour à l’état sauvage et barbare en vérité exposé dans Mad Max 2. Si l’on considère l’évolution de la saga, on peut plutôt qualifier Mad Max premier du nom de film pré-apocalyptique, et le terme trinité pourrait même remplacer celui de trilogie, dans la manière dont le personnage sera traité au fil du temps. Malgré cela, il est évident qu’il comporte déjà un grand nombre d’ingrédients qui seront présents dans la suite des aventures de Max le fou. Le monde dans lequel vit le policier Max Rockatansky et ses collègues est déjà dingue, mais il est encore composé de villes et de routes encore dignes de ce nom, et même la nature est encore bien présente: on y voit l’Océan, le ciel bleu, des oiseaux… Un miroir qui déforme à peine le nôtre. Sauf que ces villes ont déjà des airs de cités fantômes, les routes interminables sont plutôt désertes, et la quête de l’essence a bien commencé. Dans cet immense espace qui ressemble à s’y méprendre au far west américain, les motos et les bolides ont depuis longtemps remplacé les chevaux. Les flics et les motards sont tous des cow-boys qui agissent selon leur propre règles, et certains sont comme des chiens fous hors de contrôle…
L’Homme et la Machine
En réalité, ce western moderne dépeint un climat ambiant de violence routière qui puise son inspiration dans le monde réel : alors que la voiture a pu longtemps symboliser la liberté, l’aventure et le voyage, elle est devenue par la suite un signe évident de domination et une manière pour certains d’évacuer colères et frustrations. Dépasser, insulter et même provoquer la mort de ses semblables… Derrière un volant, les instincts les plus primitifs ressurgissent chez certains conducteurs, désinhibés par la sensation de toute puissance ou d’invincibilité qu’offre la conduite de cette diabolique invention. De son expérience d’urgentiste, Miller insuffle un sentiment de danger permanent, ces visions de corps malmenés et mutilés par la puissance de leurs machines, de chair si vulnérable face au choc avec le métal et la route. Plusieurs scènes, tout en suggestion mais néanmoins très éloquentes, prennent d’ailleurs place dans un hôpital et rappellent avec force et conviction l’intention de Miller de toujours ramener le danger présent au cœur de son spectacle. Loin d’une glorification quelconque que l’on a pu lui attribuer.
Certes, la mécanique et la vitesse doivent assurément lui procurer une jouissance certaine, à l’instar de Max, aux yeux équarquillés comme un enfant devant un jouet lorsqu’il découvre pour la première fois ce fabuleux engin noir comme l’ébène, création d’un mécanicien talentueux de la police. Miller expose des modèles trafiqués, customisés, au point d’en faire des personnages à part entière. D’ailleurs les bronzes (nom donné aux flics par les voyous) sont au volant des bien nommées Pursuit, Interceptor… Les nombreuses cascades aussi dévoilent un plaisir évident de produire une action plus que spectaculaire en collant au train de ces bolides fascinants autant que possible. Mais à aucun moment on n’y perçoit une intention de donner envie à quiconque d’en faire de même une fois sorti de la salle. Comme pour appuyer cette thématique récurrente, il ajoute en toile de fond à sa topographie une crise pétrolière naissante, renvoyant à celle qui secoua la planète quelques années plus tôt et qui deviendra le fil conducteur de la saga. Mad Max n’est qu’un reflet à peine déformé du monde moderne…
Graines de folie
Toute une mythologie est déjà en train d’être esquissée par Miller dans cet opus, certes encore sous influence. Point Limite Zero (Vanishing Point en VO) est sans doute son cousin le plus proche. Dans ce film de Richard C. Sarafian, Kowalski, un ancien flic au nom qui sonne bien russe lui aussi, décide de parcourir 2000 km en un temps record. Il en résulte une courte poursuite haletante à bord d’un V8 toujours aussi efficace. Au-delà d’éléments de scénario étrangement semblables et une réalisation qui cherche les mêmes sensations de liberté, Miller sème ses idées bien personnelles et l’on voit déjà germer des prémices de ses suites futures. Les nombreux personnages qu’il met en scène, quel que soit leur camp, sont ambivalents, à la fois attachants et inquiétants, des groupes assez hétéroclytes où des brutes épaisses côtoient des individus bien plus raffinés. Un manichéisme volontairement très fragile. Dans un camp comme dans l’autre, tous ont des patronymes que l’on croirait sortis d’un comic book : Mère l’Oie, Matraque, Sarse, Clunk… des surnoms plus que des noms, des sous-hommes plus que des hommes. C’est le besoin de domination qui guide ces prédateurs en perpétuelle quête de proies. Un instinct bestial et vital, triste signe d’une civilisation en fin de cycle, courant à sa perte, et visiblement parfaitement consciente de sa condition. Et de sa folie aussi, à des degrés diversement inquiétants. Si les uns prônent la liberté et l’honneur en usant de la violence, les autres sont là pour punir ces excès sous couvert d’atteinte aux libertés, en se plaçant tout de même sans scrupule au-dessus des lois. La contradiction humaine par excellence, voie ouverte à l’auto-extermination.
Guerre et Vengeance
Seul Max semble à ce moment-là être raisonnable. Max, tout sauf un héros. Ce père de famille vit isolé avec sa femme et son tout jeune fils au bord de l’Océan. Un homme aimant, charmant et drôle lorsqu’il se retrouve chez lui, dans son oasis de tranquillité, loin du monde extérieur si sauvage. Et lorsqu’il endosse son uniforme en cuir noir de représentant de l’autorité, il redevient ce double maléfique en roue libre. Il excelle totalement dans ce rôle. Une personnalité troublée mais qui connaît les limites à ne pas dépasser, même face à l’impunité et à la justice qui engendre l’injustice selon qu’on se situe d’un côté ou de l’autre de la barrière. Max a versé le sang. En provoquant la mort de leur Chef, il déclenche le début d’une guerre ouverte avec les barbares. Le chaos est en marche. La vengeance ouvre les portes à la folie, encore contenue jusqu’à présent, de tous ces criminels en puissance. Les plans furtifs de corbeaux croassant dans le ciel augurent des heures bien sombres. Tout comme la musique de Brian May (à ne pas confondre avec le guitariste de Queen !), laquelle fait planer une menace latente permanente à travers les sons de cordes à la fois enjouées et inquiétantes, instaurant un climat très hitchcockien.
Un nouveau leader s’est déjà imposé: Toecutter (interprété par Hugh Keays-Byrne, futur Immortan Joe de Mad Max Fury Road). Un illuminé, faut-il le préciser? Entraînant avec lui sa horde de cavaliers dans sa cruauté, la vengeance devient leur carburant et la route leur champ de bataille. Dernier lieu où tout peut se régler sans aucune limite désormais, ni de vitesse, ni de règles de conduite. C’est là aussi que l’essence voyage, à bord de camions citernes que des hommes prennent d’assaut à l’aide de grandes perches (idée qui sera magnifiée dans Fury Road).
N’importe qui doit payer, tout le monde est coupable. Simples mortels, flics, hommes, femmes ou enfants… La route est un champ de bataille qui n’épargne personne. Max, qui rêvait pourtant de quitter ce métier avant de vriller complètement, n’aura d’autre échappatoire que celle de la vengeance à son tour, lorsque la violence atteindra son paroxysme dans une scène pourtant tournée en hors-champ, dénuée de tout voyeurisme.
En revêtant (définitivement?) son costume noir poussiéreux, il renonce à sa part d’humanité et sacre le monstre qui était contenu et se libère définitivement de la peur. Car Max a toujours eu peur. N’importe quel être humain aurait peur face à la férocité, face à la barbarie.
Road of fury
Max devient Mad Max. La furie remplace la folie. La bombe à retardement qu’il était s’active. Devient-il un héros ? Un anti-héros. Rien de tout cela. Devient-il inhumain à son tour? Peut-être. En troquant sa voiture de fonction pour ce nouvel engin surpuissant qui l’avait subjugué au premier coup d’œil, monstre mécanique dont le moteur volumineux dépasse allègrement du capot, comme pour engloutir la route plus rapidement, il devient une arme redoutable, un ange exterminateur. La voiture et Max ne font désormais qu’un. Économisant ses mots comme son essence, il accomplit ce que lui dicte ce qu’il lui reste de raison. Il ne fera même pas honneur à Toecutter d’un combat final digne de ce nom, s’en débarrassant comme un vulgaire pantin de crash test.
Quelqu’un n’a pas encore été cité ici jusqu’ici, c’est ce jeune comédien, Mel Gibson. Un total inconnu qui a à son actif quelques pièces de théâtre, un film et The Sullivans, une série télévisée historique, le temps de 4 épisodes (sur plus de 1000 qui verront passer à leurs génériques jusqu’en 1983 de futurs grands noms tels que Sam Neill, Kylie Minogue…). Il se présente au casting avec son ami Steve Bisley, malgré un visage tuméfié, résultat d’une bagarre qui a eu lieu la veille. Cet aspect “monstre” semble avoir plu, et c’est au deuxième rendez-vous qu’il héritera du rôle-titre, tandis que son ami récoltera celui de son acolyte Jim Goose. Le choix d’un inconnu pour un premier rôle sera terriblement audacieux car son impact sur le spectateur permettra une identification au personnage bien plus grande que s’il voyait un acteur déjà confirmé sur l’écran. La vingtaine à peine entamée, cet homme au visage charmant de gendre idéal, aux yeux d’un bleu profond, au sourire ravageur, se révèle tout bonnement incroyable, tant dans les moments intimistes que dans les scènes d’action pure. Son apparence plutôt commune et son jeu tout en intériorité vont permettre de mener à bien la transfiguration du personnage le temps du film. Plutôt que de finir écrasé par le poids de cette nouvelle icône cinématographique, Mel Gibson fusionne avec elle et impose son nom définitivement…
L’essence d’une nation
Peut-être faut-il finir en remerciant la censure d’avoir accordé à ce film extrême une place à part? En cherchant à le réduire à une ultra-violence binaire, elle lui aura reproché finalement d’avoir su montrer de manière lucide notre propre monde à l’agonie. D’avoir dépeint une vision sombre mais réaliste de l’avenir en retranscrivant si brillamment les préoccupations déjà prégnantes dans les années 1970: la dépendance au pétrole, l’écologie, la déshumanisation,… Les censeurs français renonceront à leur tyrannique autorité en donnant le feu vert à la sortie du film en janvier 1982 (soit 6 mois avant la sortie de sa suite!), permettant aux deux métrages de cartonner cette même année (respectivement 2,5 millions et 3,6 millions de spectateurs), pas très loin derrière une autre suite, La Boum 2 ! Comble de l’ironie, il va devenir le film le plus rentable de l’histoire du cinéma en atteignant 100 millions de recettes à travers le monde, pour un budget de 350 000 dollars ! Place qu’il conservera pendant vingt ans ! Et fort de ce succès, Mad Max, le film fondateur d’une mythologie en marche pourra enfin céder sa place à Mad Max 2 : le Défi, suite heavy metal qui surpassera son modèle et deviendra même le représentant de la saga pour beaucoup. 40 ans plus tard, dans les années 2020, le monde a-t-il changé? L’énergie fossile est devenue indésirable, remplacée par l’électricité et les métaux rares non moins dévastateurs, et l’eau pourrait bien devenir le centre de toutes les attentions futures…
A la fin du film, Max poursuit sa route à bord de sa Ford Falcon XB modèle 1973, guidé par des lignes pointillées interminables. Des épaves commencent à fleurir sur le bas-côté, côtoyant les cadavres d’animaux percutés déjà pourrissants. Max est tel un un fantôme que plus rien ne raccroche à la vie si ce n’est cet horizon toujours immense qui l’attire vers lui, sous un ciel de plus en plus menaçant, dans ce pays sans nom si plat et si monotone. L’ancien monde disparaît peu à peu laissant déjà des ruines derrière lui, cédant sa place à un no man’s land sans retour. Il n’y a aucune montagne à gravir, aucune frontière à franchir, rien qu’une “zone interdite” qui se profile, annoncée par un vulgaire panneau routier. A mesure que les kilomètres défilent, l’apocalypse se rapproche inexorablement. Max le sait déjà. Car à l’image de Tetsuo dans le film Akira de Katsuhiro Otomo, dont de nombreuses scènes prennent place sur des routes désolées, l’apocalypse est peut-être bel et bien en lui…