Texte : Alexandre Metzger - 18 mai 2021

Hitcher I

Un tueur sur la route

Premier long-métrage de Robert Harmon, Hitcher n’augure, au moment de sa sortie, rien d’un grand film. Une histoire d’auto-stoppeur tueur qui sent bon la série B sans âme et qui ne semble pas susciter beaucoup d’engouement. Pourtant auréolé du prestigieux Grand prix du jury au festival du film policier de Cognac (face à Police fédérale Los Angeles de William Friedkin !), l’accueil critique est plutôt mitigé, et un échec commercial aux USA ajoute une ombre supplémentaire au tableau qui confère à Hitcher un aspect maudit qui aurait pu faire tomber le film dans l’oubli.
Cependant, ce road movie sanglant et poussiéreux possède un nombre incroyable d’atouts, à commencer par sa distribution. Le jeune C. Thomas Howell (E.T., Outsiders) est confronté au diabolique Rutger Hauer (qui retrouve ici Jennifer Jason Leigh après La Chair et le Sang) pour une course-poursuite qui n’a rien de répétitif. Hitcher, mésestimé à sa sortie, fait partie de ces films qui tiennent du miracle : un scénario simple et efficace, des situations crédibles et de haute tension, et une mise en scène très inspirée qui magnifie autant les grands espaces américains que les personnages. Un thriller sans concession qui flirte avec le slasher, où John Ryder, le serial stopper, ne serait ni plus ni moins qu’un boogeyman à visage découvert…

L’inspiration du bitume

La route a toujours été une source d’inspiration pour bon nombre d’artistes. Des groupes et chanteurs l’ont célébrée, qu’elle soit 66, Highway to Hell ou Telegraph Road…, qui sont autant de bandes originales potentielles pour une virée en voiture digne de ce nom. La littérature, elle aussi, ne manque pas d’œuvres marquantes qui ont utilisé le voyage comme prétexte d’une expérience humaine plus ou moins heureuse. Le voyage forme et même transforme parfois la personne ou le groupe qui l’accomplit. Le septième art n’aura pas tardé à se rendre compte de la cinégénie de ces étendues bitumées qui, malgré une certaine monotonie, permettent de dévoiler sur la distance la richesse et la variété de paysages, de peuples et de situations. On pourrait même affirmer que la route fait partie intégrante du mythe américain, tant elle fascine, au point que le road movie est presque devenu un genre en soi. Easy Rider, Thelma & Louise, Duel, Paris, Texas, Une histoire vraie… les titres sont légion, et pas forcément synonymes de vitesse excessive, mais plutôt de variation de rythme intéressante. Souvent ponctué d’étapes plus ou moins anticipées par le(s) protagoniste(s), le parcours permet d’alterner des moments de fulgurance tout comme des pauses dans le récit. Hitcher va se montrer exemplaire dans cette gestion de l’action…

Ryder on the storm

Scénariste du film (et d’Aux Frontières de l’Aube l’année suivante), Eric Red déclare avoir été inspiré par la célèbre chanson des Doors, Riders on the Storm,. Jim Morrison y chante l’histoire d’un personnage errant dans la tempête, revenu du désert et évoquant un tueur sur la route. Si les prénoms de deux membres du groupe sont utilisés pour les deux personnages principaux (Jim d’une part et John… Ryder! d’autre part), les ressemblances vont bien plus loin. Au point de pouvoir pousser le vice à penser qu’il a cherché à mettre en images les sensations que cette chanson, ainsi que l’univers (très cinématographique) du groupe, générait en lui. Nash, le personnage campé par Jennifer Jason Leigh, rêve de LA. Il est intéressant de noter que Jim Morrison, dans un film expérimental de 1969, HWY: An American Pastoral, interprète un autostoppeur (ces images seront d’ailleurs reprises dans le documentaire When You’re Strange de Tom DiCillo). Les deux œuvres sont inspirées du même fait divers, la terrifiante histoire de Billy Cook qui, durant 22 jours en 1950, parvient à assassiner six personnes en se faisant prendre en auto-stop. Telle une mise en abyme, ce fan des Doors rédige un scénario d’après la dernière chanson enregistrée par Jim Morrison avant sa mort, qui devient ainsi la première œuvre d’Eric Red et de Robert Harmon.

Le passager de l’angoisse

Par une nuit orageuse, Jim Halsey, un jeune homme au volant de son véhicule depuis de longues heures, carbure au café et aux cigarettes pour lutter contre le sommeil qui le guette. Alors qu’il manque de percuter un camion, la silhouette d’un auto-stoppeur se profilant sur le bas-côté arrive comme une aubaine. Il voit là l’occasion de rester éveillé pendant une partie de son voyage, mais son passager, John Ryder, se montre vite légèrement… inquiétant. Peu causant, ne répondant même pas aux simples questions d’usage, il révèle rapidement, sans s’en cacher, sa véritable nature. Hitcher ne perd pas de temps à tourner autour du pot d’échappement et annonce ses enjeux de manière efficace. D’un côté un jeune homme sympathique (qui commet comme seule erreur de ne pas écouter sa mère qui ne veut pas qu’il prenne des gens en stop), de l’autre un quadragénaire qui s’impose au jeune homme et devient vite menaçant, et déclare même sans sourciller avoir tué un automobiliste quelques minutes plus tôt. La place du mort devient celle de La mort qui ne cache pas son visage et va frapper à nouveau. En cinq minutes, la méthodologie du psychopathe est claire, et son sadisme, qui pousse celui-ci à demander à sa proie de l’empêcher de commettre son crime, ressemble à un rituel bien rôdé. Seul un réflexe ultime permet à Jim de s’en sortir (sûrement la première personne à y parvenir). Retrouvant un court instant sa solitude, bien plus sereine, Jim peut alors poursuivre sa route. Mais avoir échappé à la mort ne va pas empêcher celle-ci de réclamer son dû…

Le jeu de la mort

Plutôt que de régler simplement son compte à Jim le miraculé, le prédateur va s’amuser avec sa proie. Ayant démarré dans la séduction, leur relation “particulière”, déjà passée par le stade de la peur, va se transformer en pure terreur. Le serial auto-stoppeur, telle une malédiction, va s’acharner à retrouver son jeune promis et à ne lui laisser aucun répit.
Une trame qui rappelle Duel de Steven Spielberg, où un camionneur sans visage persécutait sans raison un automobiliste dans une course-poursuite sans merci. Hitcher roule sur le même registre d’incompréhension du personnage principal face à une menace qui le dépasse, mais s’en éloigne de la plus belle des manières, en créant des situations originales et un rapport clairement terrifiant entre Jim et son bourreau. John Ryder devient un marionnettiste diabolique, jouant avec les nerfs du jeune homme au fil des miles parcourus. Sa mécanique mentale lui permet de le manipuler comme bon lui semble, et son imagination semble sans limite, parvenant même à le rendre coupable aux yeux de la police. Jim est complètement dépassé par la situation et n’a que la fuite comme choix. Mais fuir la mort a-t-il du sens ?

Rutger Hauer, l’ange exterminateur

Alors que les années 1980 au cinéma avaient vu naître de nombreux tueurs masqués (Freddy Krueger, Jason Voorhees…), montré la dangerosité de toutes sortes d’animaux pour l’homme (des poissons aux insectes, en passant par le chien ou le rat…), apporté son lot de monstres sanguinaires jusqu’à plus soif (zombie, loup-garou, extraterrestre), Hitcher proposait comme menace un simple être humain. Une menace peut-être trop “normale” pour le spectateur en quête de sensations plus insolites. Pourtant, Rutger Hauer, éternel réplicant de Blade Runner pour les cinéphiles, nous gratifiait alors d’un des personnages les plus terrifiants que le cinéma ait pu nous offrir. Son aspect ordinaire ainsi que la normalité de la situation ne font qu’amplifier la force de cette histoire tout aussi normale puisque inspirée d’un fait divers. Qui n’empêche pas la sensation que le film baigne dans une atmosphère à la limite du fantastique qui le rend… extra-ordinaire. John Ryder n’est pas un humain comme les autres, ses actes dépassent l’entendement. Son intelligence et sa perversité en font un esprit démoniaque, et son jusqu’au boutisme suicidaire le rend presque pitoyable. Tel un martyre qui cherche à travers son geste à transmettre un message : faire comprendre aux hommes que le pire des monstres, c’est bien l’homme.

Cavale sans issue

“Pourquoi vous me faites ça ?” lui demande Jim lorsqu’ils se retrouvent à la même table du Roy’s Motel (un nom clin d’œil au personnage de Hauer dans Blade Runner ?). Le tueur lui pose simplement deux pièces de monnaie sur les yeux et lui dit qu’il trouvera bien tout seul. Une réponse ouverte qui résume toute la subtilité du film qui évite ainsi les poncifs et les répliques surfaites. Rutger Hauer offre à son personnage toute sa folie, sa grandeur, sa rage, son charisme et signe là une de ses plus puissantes prestations, probablement son chant du cygne avant une longue période de rôles assez inégaux. John Ryder est un solitaire presque pathétique, misérable, un vagabond qui endosse toutes les frustrations imaginables. Les questionnements légitimes qui peuvent nous assaillir pour trouver une raison à cette fureur, cette démesure et ce jusqu’au boutisme, sont définitivement vains. Que John Ryder soit un frustré sexuel, un dément en cavale, un mari ou un père endeuillé n’a guère d’importance. Y chercher une morale ou une mise en garde envers les autostoppeurs en a encore moins. Il a pu voir en Jim un fils, un amant, un terrain de jeu. Un terrain de jeu dangereux, de sensation extrême que nulle autre expérience ne peut procurer. Tel un possédé en quête d’adrénaline ou comme un fantôme frappé par une malédiction irréversible, il a soif de se sentir plus vivant que jamais. Pour cela, il va poursuivre sa proie sans jamais vraiment chercher à la tuer, pour prolonger ce moment privilégié qu’il ont tous les deux et approcher lui-même de cet état ultime qu’il connaît si bien pour l’avoir infligé à si maintes reprises, la mort. Alors ce choix ultime d’un adversaire digne de ce nom, c’est en Jim qu’il l’a trouvé.

Transmission?

Et comme bon nombre de ces voyages qui mènent des êtres d’un point à un autre, Jim va être littéralement transformé. Il va grandir plus vite. Il va brûler beaucoup d’étapes. John Ryder lui offre un tour de rollercoaster et une série d’expériences plus folles et uniques les unes que les autres. Sensorielles, humaines, extrêmes. C’est grâce à Ryder qu’il va croiser Nash (Jennifer Jason Leigh), une jeune serveuse qui rêve d’un ailleurs plus passionnant, et qui va être la seule à lui faire confiance. Ensemble ils vont vivre bien plus que tout ce qu’ils ont vécu jusque-là. La joie, la peur, l’amour, le deuil,… C’est grâce à Ryder qu’il va mûrir, en se confrontant à l’autorité, à l’injustice, au rapport de force. Comme si ce dernier voulait lui léguer son expérience de vie, endurcir ce garçon trop naïf et le rendre fort face à la dureté de la vie. Comme un père envers un fils, cela ressemble à une transmission de flambeau pour en faire son égal, son digne héritier.
Hitcher est lui-même issu d’un héritage, celui d’un poète chanteur dont l’œuvre infiniment dense a su inspirer un scénariste qui, des années plus tard, saura insuffler ce supplément d’âme presque impalpable à son histoire.

Stop ou encore ?

Fallait-il donner une suite à Hitcher ? On pourra répondre que ce n’était pas nécessaire. Mais en 2003 Hitcher II, retour en enfer débarque en Direct To Video. Jim, dans sa légendaire malchance, va retenter l’aventure et tomber sur un autostoppeur bien tordu incarné cette fois par Jake Busey. C. Thomas Howell rempile, mais curieusement, Rutger Hauer refuse de reprendre son rôle… Une suite tardive qui vaut bien qu’on lui accorde un petit détour, malgré quelques effets de style un peu criards et une mauvaise réputation…
Malgré un succès d’estime lors de sa sortie, le film de Robert Harmon aura droit à un remake en 2007. C’est dire tout le chemin qu’Hitcher I aura parcouru entre temps pour quitter son statut d’œuvre maudite et, grâce à la VHS et au DVD, conquérir un public de plus en plus nombreux en atteignant même le statut de film culte pour les amateurs d’œuvres brutes, sans concession, qui traversent le temps sans perdre de leur force. Un peu comme une chanson des Doors…