Jeepers Creepers I
American gothic
Jeepers Creepers est, avouons-le, un titre qui fait immédiatement son petit effet. Ces deux mots combinés, sans être compréhensibles de ce côté-là de l’Atlantique, provoquent immédiatement une agréable sonorité grinçante. Un peu comme Fright Night, Blade Runner ou Evil Dead. Pour tout amateur d’horreur et d’épouvante, il peut être la promesse d’une histoire flippante, avec éventuellement une dose d’humour. Produit par Coppola, le film de Victor Salva accorde une part très restreinte à la rigolade pour nous proposer en lieu et place une terreur âpre et poussiéreuse sous forme de road movie. Sans révolutionner le genre, il s’inscrit dans une horreur classique qui lorgne du côté des grands maîtres et nous offre au passage une nouvelle créature de cinéma aussi inquiétante que fascinante. Dans cette humble et honnête entreprise, Victor Salva, également scénariste, parvient non seulement à apporter un peu de sang neuf dans cette époque un peu morose du cinéma fantastique américain du début des années 2000, mais livre un film à la poésie gothique indéniable, porté par des acteurs totalement investis. Auréolé d’un succès inattendu et amplement mérité, les méfaits perpétrés dans Jeepers Creepers ne sont que le début d’une nouvelle saga horrifique…
Déjà vu
Sur une route de campagne paisible, par une après-midi torride, Trish (Gina Philips) et Darry Jenner (Justin Long) tuent le temps dans leur voiture en direction de la maison de leurs parents en se chamaillant, animés par une complicité de toujours. Leur quiétude est soudain interrompue par un véhicule qui se rapproche à toute vitesse. Pendant plusieurs secondes interminables, le chauffard semble s’échiner à vouloir les dépasser tout en cherchant à les effrayer. Il conduit un fourgon à l’aspect des plus terrifiants et à la carrosserie usée par la rouille qui pousse des hurlements du plus profond de ses entrailles. Derrière les vitres teintées et crasseuses, on ne voit ni conducteur ni âme qui vive. On pense forcément au film Duel, influence assumée en un hommage évident à cette grande réussite du début des années 1970. Tel un modèle réduit du camion de Spielberg, le véhicule qui terrorise le frère et sa sœur est comme animé par une entité diabolique. Ces premiers instants très réussis impressionnent immédiatement et laissent augurer une course poursuite implacable. Alors que le véhicule fantôme les dépasse enfin pour disparaître au loin, Trish et Darry peuvent enfin recouvrer leurs esprits. Mais comme un malheur n’arrive jamais seul, ils vont rapidement recroiser la silhouette de la machine folle et même son conducteur, affairé à en extraire des colis ressemblant étrangement à des corps empaquetés. Alors qu’ils sont agressés une seconde fois sur la route, ils décident de rebrousser chemin afin de vérifier si ce qu’ils ont vu n’était pas le fruit de leur imagination…
Schéma classique
Jusque-là, soyons francs, Jeepers Creepers sème des idées et des situations vues maintes fois dans bien des œuvres du genre. Nos deux protagonistes sont plutôt sympathiques mais vont (bêtement) accomplir ce que l’on attend d’eux dans un film d’horreur, ce que personne ne ferait dans la réalité, et vite regretter leur choix insensé. Bien entendu, des problèmes techniques vont survenir (téléphone portable, voiture…) et ils croiseront des personnages pas plus rassurants les uns que les autres. Là où le film peut titiller tout fan d’épouvante qui se respecte, c’est plutôt à travers des ambiances distillées ça et là au sein des décors extérieurs et intérieurs, ainsi que par les intentions formelles affirmées par son réalisateur. En ce début des années 2000 où le cinéma asiatique s’impose comme un renouveau de l’horreur (la saga Ring, Battle Royale…) et l’Espagne comme nouvel Eldorado de l’épouvante (Les Autres, L’Echine du Diable…), l’Amérique peine à trouver un nouveau souffle. Wes Craven et ses Scream ont fini par lasser, la franchise Destination finale n’en est qu’à ses débuts. Sans volonté de révolutionner le genre mais dans un ambitieux respect de ses aînés, Victor Salva, déjà coutumier de l’horreur (Clownhouse, déjà produit par Coppola, qui remarque les qualités du réalisateur en tant que juré d’un festival de courts-métrages) et du fantastique (Powder), marche sur les pas de Tobe Hooper et même de Hitchcock à travers ces plans de voiture où l’arrière-plan, même flou, est aussi passionnant et important que le premier plan, offrant souvent un temps d’avance sur l’action au spectateur. La mise en scène ne s’encombre pas de plans inutiles et privilégie le classicisme avec bonheur, la caméra se permet quelques envolées qui servent le récit autant qu’elles créent l’atmosphère souhaitée. La visite d’un sous-sol rempli de cadavres nous transporte dans un décor qu’un certain psychopathe texan ne refuserait pas comme résidence secondaire. Même en terrain connu, rien n’empêche d’être agréablement surpris, et c’est peu dire…
C’est quoi Jeepers Creepers
Jeepers Creepers est en fait une expression signifiant plus ou moins “Oh là là!” ou “Bon sang de bon soir” c’est selon… C’est également le titre d’une chanson de jazz datant de 1938 devenue un standard, interprétée à l’origine par Louis Armstrong (reprise 250 fois depuis, par Frank Sinatra entre autres). Elle s’avère un élément central de l’histoire qui nous intéresse. Dixit une femme aux déclarations plutôt farfelues, la mort frapperait ceux qui entendent le morceau. Lorsqu’à la moitié du métrage, l’auto-radio de nos deux héros se met à jouer “Jeepers Creepers” dans une une version pop récente, ce n’est alors ni plus ou moins le véritable film qui se révèle. Alors que jusqu’à présent, l’inquiétant chauffeur du fourgon semblait anecdotique, tel un boogeyman quelconque, celui-ci prend une dimension nouvelle de manière aussi abrupte que brutale. Dans un déchaînement de violence, c’est une créature inattendue qui apparaît devant nos yeux : affublée d’une hache d’un autre temps, elle se comporte à la fois de manière très humaine, comme tout serial-killer digne de ce nom, mais agit aussi tel un animal, s’amusant avec sa proie comme le ferait un chat avec une souris. Conscient de la terreur qu’il inspire, le “creeper” joue avec les peurs bien connues de ces pauvres êtres qu’il pourchasse, devenant tour à tour épouvantail, bourreau, ombre mouvante, légende urbaine, silhouette inquiétante… Mais tel Freddy ou le tueur masqué d’Halloween, il s’avère très résistant, voire potentiellement immortel!
Monstruosité
Les révélations qui nous sont faites par le biais d’une médium, Jezelle, confèrent à la créature une dimension unique qui va dévoiler ici une part de sa mythologie. Difficile de distinguer le vrai du faux dans les paroles de ce personnage excentrique, qu’on hésite à considérer comme totalement délirant ou véritablement extralucide. Sorte de légende rurale, le monstre reviendrait tous les 23 ans, 23 jours durant au printemps, afin de se nourrir et se reconstruire, organe après organe, faisant son “marché” pour trouver les plus savoureuses pièces pour le puzzle vivant qu’il est, après toutes ces années d’”hibernation”.
Victor Salva, en le dévoilant doucement mais sûrement, nous offre un monstre gothique du plus bel effet. Une créature terrifiante, implacable, et dont la volonté de survie est légitime. On peut même l’imaginer frappée par une malédiction datant de plusieurs siècles, condamnée à répéter ses actes meurtriers tout en étant témoin des changements du monde qui l’entoure. Son aspect archaïque la place sur une lignée assez proche de la Créature du Lac Noir, monstre favori du réalisateur, comme si elle était le dernier représentant de son espèce. En laissant suffisamment de place à l’imagination du spectateur, le film devient en quelque sorte un conte moderne qui parle à chacun de façon très personnelle. Salva maîtrise les 3 actes de son histoire dont la tension monte par paliers de plus en plus sombres et dramatiques. En parvenant à défendre sa vision de la créature face à des “spécialistes” de l’horreur qui lui conseillaient d’en raconter bien plus sur elle, conforté par le soutien de son producteur Francis Ford Coppola qui le pousse à aller au bout de son œuvre artistique très noire, il parvient à imposer, parmi les diverses fins imaginées, la plus extrême, la plus puissante à ses yeux (et à ceux du creeper ;-)), ce malgré un accueil défavorable de l’audience lors des projections tests. Sa vision d’auteur sera récompensée par un succès mérité dans les salles.
Suite
Alors que les corbeaux assombrissent le ciel et se réunissent autour de l’antre du démon, le dernier plan, d’une profonde noirceur, accentuée par une touche d’humour cinglante, achève de nous glacer : la voix qui fredonne alors “Jeepers creepers, where’d you get those eyes?” donne à cette chanson pleine de gaieté et de douceur une tournure à l’ironie déconcertante.
Enfin, “Here comes the Boogeyman” habille le générique de fin de sa joyeuse mélancolie, un morceau qui sied au ton de ce film à la fois macabre et envoûtant, conscient de la portée iconique de son effroyable personnage.
L’univers du creepers reste à découvrir, et quoi de mieux qu’une séquelle pour nous faire visiter un peu plus l’antre de ce nouveau démon sur pellicule. Beaucoup d’éléments n’ont été que suggérés dans le film (les coutures, les assemblages de corps, le côté artistique de la créature…), pour des raisons budgétaires et de temps notamment. Le creeper a encore beaucoup de choses à dévoiler. Il ne lui reste plus qu’à déployer un peu plus ses ailes et nous emporter un peu plus loin dans sa mythologie…