Massacre à la Tronçonneuse
American Gothic
Originaire du Texas, Tobe Hooper n’a que 30 ans lorsqu’il réalise et produit ce qui deviendra un des monuments de l’horreur filmique moderne. Etudiant puis professeur en cinéma, il a déjà à son actif un court-métrage, le loufoque The Heisters, et un long, l’expérimental Eggshells (1969), ainsi qu’une soixantaine de documentaires lorsqu’il entreprend son œuvre la plus emblématique. Mêlant des souvenirs marquants de son enfance, des histoires macabres entendues dans les actualités ou chez son médecin, et doué pour trouver par lui-même des idées tordues, il imagine rapidement la trame des mésaventures de Sally et ses amis. Egalement inspiré par les méfaits d’Ed Gein, célèbre tueur nécrophile américain des années 1950, Massacre à la Tronçonneuse ressemble à un cri d’alerte envers les pauvres mortels que nous sommes, un miroir tendu révélant les atrocités qui peuvent se cacher derrière tout être humain, derrière toute nation. Projeté à la quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1975, le film est précédé d’une réputation sulfureuse suite à sa diffusion dans les salles américaines qui ne laisse personne indifférent. Dans les premières secondes, une introduction sensationnaliste annonce la tragédie à venir. Les images qui illustrent le générique, glauques à souhait, nous plongent d’emblée dans un univers d’où l’on n’imagine pas pouvoir sortir indemne. En voix off, un commentateur de radio déclame les dernières nouvelles d’un monde qui semble sur son déclin. On est en 1973 et ce monde-là est inquiétant: pillage de tombes, raffinerie en feu, épidémie, violences urbaines, effondrement d’immeuble, meurtres… Un monde similaire que décriront Mad Max et bon nombre de films apocalyptiques par la suite. Une projection prophétique du nôtre, dit civilisé, peuplé par des individus qui auront depuis démontré à de multiples reprises une capacité naturelle et infinie à se renouveler dans l’horreur…
Le Texas, un monde à part?
Dans leur joli van vert, cinq amis arpentent les routes du Texas en vue d’aller se recueillir sur la tombe du grand-père de Sally (Marilyn Burns) et de son frère Franklin (Paul A. Parrain) puis de retrouver la maison de leur enfance. Pam, Jerry et Kirk les accompagnent et la bonne humeur règne à bord, malgré des annonces à la radio locale parlant de profanations de tombes dans la région et de pratiques curieuses avec des restes humains érigés comme des trophées dans les cimetières. Les autochtones qu’ils croisent ont tous l’air un peu étranges mais néanmoins sympathiques. Le Texas ressemble à l’Amérique avec quelques gueules plus cassées que la moyenne. A la station essence, à sec en attente de réapprovisionnement, le tenancier met en garde les jeunes de ne pas se rendre sur les lieux vers lesquels ils se destinent pour des raisons obscures pas très convaincantes. Dans leur périple, ils embarquent avec eux un auto-stoppeur pendant quelques kilomètres. Un joli spécimen dans la catégorie type bizarre. La discussion tourne d’abord principalement autour de l’abattoir, fierté locale où le jeune homme travaille, tout comme son frère et son grand-père, et de la manière de tuer le bétail. Lui préfère l’ancienne méthode, celle de la bonne vieille masse, bien plus efficace selon lui que la technique moderne du pistolet d’abattage. Puis les échanges deviennent plus malaisants, passant de la recette du fromage de tête à d’autres réjouissances, se muant pour finir en auto-mutilation de la part du vagabond, et même une agression au couteau qui pousse les jeunes gens à s’arrêter et à l’expulser hors du van.
La maison de l’horreur
Avant que le van ne redémarre et le laisse sur le bas-côté, le furieux personnage prend le temps d’étaler sa main ensanglantée sur la tôle, marquant le véhicule comme on marquerait une bête destinée à l’abattoir. Après ce dernier épisode déroutant, les cinq compagnons retrouvent leurs esprits et poursuivent leur chemin tant bien que mal. Arrivés à destination, c’est une bâtisse malheureusement tombée en ruine qu’ils découvrent. Mais malgré cet état de délabrement, les souvenirs de Sally rejaillissent et elle partage de nombreux souvenirs de jeunesse avec ses amis. Son frère Franklin, infirme en chaise roulante, est forcé de rester au rez-de-chaussée, et on sent de sa part une certaine rancœur envers sa sœur.
En quête d’essence, Pam et Kirk se rendent dans la maison voisine pour demander de l’aide. Une belle et grande bâtisse de fière allure avec ses façades blanches, son perron propret et la balançoire dans le jardin. A l’intérieur, c’est pourtant un véritable cauchemar qui les attend. Sans prévenir, la première apparition de ce personnage au masque étrange (des pièces de peau humaine cousues entre elles pour un semblant de visage), au tablier de boucher défraîchi, une chemise à manches courtes plus tout à fait blanche, fait partie des plus grands traumatismes de cinéphile. Tenant une masse dans ses mains, le colosse assène un coup au malheureux jeune homme qui ose s’y aventurer. Quelques secondes terrifiantes durant lesquelles le jeune homme à terre n’est ni vivant ni mort, gesticulant comme un veau mal assommé. La porte métallique coulissante qui se referme devant nous l’emporte à jamais vers un enfer qu’on devine terrible. Cette maison s’avère être un lieu où aucune limite ne semble exister pour ses habitants. Des trophées de chasse emplissent un mur écarlate. De nombreux objets fabriqués à partir d’os et de peau occupent les moindres espaces et démontrent un vrai goût pour une décoration particulière.
Leatherface, bourreau ou victime?
En fracassant le crâne du premier intrus, Leatherface (Gunnar Hansen) ne défend-il pas simplement son home sweet home? L’instinct de propriété et de protection de sa famille semblent guider ses actes et on sent même chez lui la peur lorsqu’il s’inquiète de voir d’autres individus s’introduire chez lui. Comme un enfant, il craint les représailles de ses frères et doit se débrouiller seul face au danger soudain. Massacre à la Tronçonneuse est un “home invasion” inversé, où ce sont les victimes qui investissent, sans mauvaise intention aucune, les lieux de leurs bourreaux. Tel un animal en souffrance, ce ne sont que gémissements de panique en guise de paroles qui sortent de la bouche de Leatherface, à mi-chemin entre ceux d’un porc et un bébé. Le mutisme fait partie du mythe de ce personnage qui deviendra une des premières icônes de l’horreur moderne qu’on retrouvera dans plusieurs films. Le surnom (ou véritable nom?), par lequel ses frères le désignent, signifie littéralement visage de cuir. Ce masque troué au niveau des yeux et de la bouche laisse deviner son vrai visage qu’on imagine peu ragoûtant. Allégorie subtile de l’Amérique, le personnage imposant ne peut dissimuler longtemps ses intentions ni sa nature profonde derrière cette fine couche de peau humaine. En ce début des années 1970, le rêve américain a perdu de sa superbe a démontré à maintes reprises que la menace à craindre ne venait pas forcément d’ailleurs, mais bien de l’intérieur. L’ennemi insidieux a pris des apparences aussi diverses que le capitalisme, la production à outrance ou le Président lui-même. De Nixon à Trump, en passant par Reagan ou Bush, le pouvoir incarné en un seul homme laisse la place à l’arrogance, à la démesure ou à la folie. Légitime semble-t-il. Alors Leatherface, à l’échelle de cette maison perdue au fin fond du Texas, n’est-il pas qu’un citoyen ordinaire exemplaire? Il défend, à sa manière, son bout d’Amérique, tout simplement.
Marilyn screams
Tandis que les jeunes gens vont tomber tour à tour sous les coups du boucher masqué, Sally se retrouvera seule rescapée face à la famille au complet. Autour de la table, les trois frères et leur grand-père de 115 ans l’invitent à son dernier dîner, occasion d’une fête pas comme les autres. Une scène au paroxysme du malsain, qui voit la jeune fille hurler presque sans discontinuer. Une scène éprouvante où l’actrice Marilyn Burns semble sous pression, véritablement terrifiée. On peut soupçonner Tobe Hooper d’avoir instillé une ambiance propice pour la pousser à bout, l’amener au-delà de son jeu pour se rapprocher au plus près du réalisme souhaité.
L’acteur John Dugan, qui incarne le patriarche centenaire, n’a que 20 ans sous son maquillage de vieillard à l’époque. Les larmes lui montent aux yeux lorsqu’il évoque la jeune actrice dans une interview bien des années plus tard. L’artisan Tobe Hooper, dans sa furie créatrice dénuée de moyens (une seule tronçonneuse a servi pour tout le film), laisse parfois tourner sa caméra bien après la scène sans prononcer le “cut” libérateur qui permet à l’actrice de se reconnecter la réalité. Elle atteint un état d’hystérie rarement vu au cinéma. Plus que le ronronnement grave et assourdissant de la machine, ce sont les cris de Marilyn Burns qui résonnent longtemps après la vision de cette œuvre mythique malaisante. Ses yeux verts filmés en gros plan, écarquillés face à l’abomination, semblent implorer notre aide. Son personnage Sally est sauvé mais marqué à jamais. L’actrice, elle, s’en remettra, n’en tiendra apparemment pas rigueur au réalisateur, et rempilera avec Tobe Hooper sur Le Crocodile de la Mort l’année suivante.
Génération perdue
Massacre à la Tronçonneuse est porté par des acteurs talentueux et impliqués, issus du théâtre pour la plupart, confèrant au film une véracité rare qui le hisse au-delà d’une œuvre horrifique commune. La direction artistique de Robert A. Burns conçoit des objets à base de vrais os (moins cher que le plastique) et des décors malsains à souhaits, emplit l’image de détails ragoûtants. Des odeurs nauséabondes, inondant les pièces aux vitres fermées, accentuées par la chaleur étouffante de l’été, ont sûrement aidé à générer cette atmosphère âpre et plongé acteurs et techniciens dans des conditions parfaites pour le film. Malgré les délais de tournage plus longs que prévu et le manque de budget, tout le monde s’implique de bout en bout, certains cumulant plusieurs postes. Loin d’être aussi sanglant et gore que la rumeur le laisse entendre, il reste un film aux personnages très bien construits, dans lequel deux groupes que tout oppose se confrontent sans qu’aucun n’y soit préparé. Opposés et pourtant non dénués de points communs. Assez étrangement, dans les deux camps, seuls les enfants et les grands-parents semblent exister, les parents n’étant jamais évoqués. Une génération semble avoir disparu. Sally et Franklin, tout comme les trois terribles frères, sont loin d’être complices, si ce n’est dans l’horreur (subie pour les uns, infligée par les autres). Massacre à la tronçonneuse inaugure un nouveau degré dans l’horreur frontale, privilégiant une brutalité réaliste et crue aux effusions d’hémoglobine. Sa patine granuleuse renvoie plus au documentaire qu’à une imagerie lisse de cinéma conventionnel. Il marquera au fer rouge bon nombre de réalisateurs de la génération à venir et même les suivantes. Le générique du début de Seven de David Fincher évoque celui du film de Tobe Hooper. Nicolas Winding Refn le cite comme étant le film qui lui donnera la vocation de metteur en scène. 50 ans plus tard, il inspirera Ti West pour X, qui multiplie les clins d’œil dans le premier opus de sa trilogie (les jeunes en van, la station essence, la maison perdue, les personnes âgées…). Sur des archives de tournage de Massacre à la Tronçonneuse, on lit même le nom d’un caméraman, Daniel Pearl. Est-ce un hasard si Pearl est le nom de l’héroïne de la préquelle de X?
Temps X
En son temps, le film incarne pour une certaine jeunesse une occasion de rébellion, une culture alternative qui exprime une rage sourde mais néanmoins violente, saturée par des années de mensonges de la part de l’État américain. Classé X, banni pendant plusieurs années presque partout sur la planète, Massacre à la tronçonneuse dépasse son statut de simple film d’horreur. Il devient symbole de censure, acquiert dans l’inconscient collectif une dimension d’œuvre clandestine, le paroxysme de l’horreur. Il faudra attendre plusieurs années pour que l’interdiction soit levée. Sorti en France en 1974, il est retiré de l’affiche au bout d’une semaine pour ne réapparaître dans les salles qu’en 1982 (il sera édité en VHS entre temps)! Sa pellicule semble imprimée par son époque terriblement violente, qui voit la guerre du Vietnam s’achever, le scandale du Watergate éclater. La pénurie d’essence est une réalité et illustre les limites du capitalisme. Imaginé au départ comme un film d’horreur pour drive-in, Massacre à la Tronçonneuse sera un énorme succès. Son titre mémorable et la poésie macabre que le film dégage en font une œuvre incontournable du patrimoine artistique américain, aussi iconique que la peinture du couple fermier d’American Gothic. Quarante ans après sa création et sa première diffusion choc à Cannes, le cauchemar pelliculé de Tobe Hooper aura droit à une restauration et une rediffusion sur la Croisette au Festival en 2014. Une reconnaissance ultime pour ce film désormais ancré dans l’histoire du cinéma, qui mériterait amplement une Palme gore.